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enfermer longuement les maraudeurs dans de sales chambres mal éclairées, où ils étouffent et se meurent d’ennui ou de tristesse.

Un soir que notre ami Georges suivait de l’œil, en amateur, un nuage qui s’était fait successivement bloc d’argent, lion rouge et crocodile soufre, il vit une femme qui débouchait de sa forêt. Elle portait, sur ses épaules, un sac assez lourd et marchait avec peine. Si elle était jeune ou vieille, c’est ce qu’on n’eût pu dire, car elle disparaissait dans une ridicule houppelande de toile et un capuce lui cachait les neuf dixièmes du visage.

« Qu’est-ce qu’elle a bien pu me voler ? » pensa Georges…

Quoiqu’il ne soit pas très propriétaire de sa nature, il eut tout de même une crispation. Puis, considérant la fatigue de la femme, il se sentit venir de l’indulgence, et, par association d’idées, il songea au comte Léon Tolstoï, qui aidait si galamment les maraudeurs à transporter des arbres qu’ils lui avaient dérobés. Ce souvenir l’amusa et, avec un rien d’espièglerie, il attendit que la femme passât près de son abri. Alors, surgissant à l’improviste, il s’écria :

— Bonne femme, vous êtes lasse… Laissez-moi porter ce sac ! Il se faut entr’aider, c’est la loi de nature !

— La femme poussa un cri et se mit à trembler. Georges prit doucement le sac, le jeta sur son dos et partit d’un bon pas. Sa compagne hésita une minute entre l’envie de s’enfuir et celle de le suivre. Mais, songeant sans doute que le jeune homme la rattraperait sans peine, elle prit le second parti.

Ils arpentèrent longtemps la plaine, en silence.

Quand ils ne furent plus qu’à un kilomètre du village des Imoïs, une sorte d’enceinte cyclopéenne se trouva sur leur route. Les brèches ne manquaient point. Le plus court était de passer au travers. C’est ce que fit la femme, immédiatement suivie par Georges. Ils y firent quelques pas. Une grotte s’ouvrait à leur droite. Alors la maraudeuse, qui n’avait rien dit depuis le moment où Vambreuse avait pris le sac, bredouilla une phrase à mi-voix. En même temps, elle avait laissé tomber son capuce, et Georges demeura ébahi de la voir toute jeune et absolument charmante. Avec l’herbe épaisse de ses cheveux roux d’or, ses joues finement tournées, ses yeux couleur du Rhin, elle parut, dans le crépuscule, aussi ravissante que les Naïades du monde antique ou les Ondines de la mythologie moyenâgeuse. Elle était pâle d’épouvante. Ses épaules grelottaient, sa jolie poitrine avait une palpitation enivrante… Elle se figurait évidemment que Georges lui avait tendu un piège et que l’aventure devait finir dans une de ces cellules sans air, dont on lui avait fait une si détestable peinture… Tout en levant vers Georges des mains suppliantes, elle expliquait, dans un mauvais français mêlé de dialecte, que la récolte était épuisée, qu’elle avait faim, qu’elle était veuve, et qu’elle aimait mieux mourir que d’être menée devant les Hommes noirs et rouges. Puis, par des paroles obscures, par le regard, elle offrit la seule rançon que peut payer une pauvre femme, et elle tournait sa face résignée vers la grotte… Affirmer que Georges demeura imperturbable devant la tentation, ce serait mentir. Il était à la diète dans son agréable manoir, et cette femme lui paraissait plus capiteuse que les plus exquises maîtresses d’antan. Tout de même, il estima ignoble d’exploiter la détresse de l’éblouissante créature. Prenant son air le plus doux, son plus gentil sourire, il sut faire comprendre qu’il ne voulait de mal à personne et n’acceptait pas la rançon… La jeune femme en demeurait saisie. Elle tint longtemps ses yeux fixés sur le visage de Georges, puis, avec un regard étrange, elle reprit son sac. Comme on n’était plus qu’à quelques minutes du village, Vambreuse pensa qu’elle serait maintenant plus embarrassée que soulagée par son aide. Il la laissa partir.

Il dîna mal et mélancoliquement. Son imagination était hypnotisée par l’aventure. Non seulement ses sens parlaient haut, mais, dans cette solitude, s’élevait en lui toute l’émotion tendre, toute la beauté étincelante de l’amour naissant…

Il resta longtemps rêveur à sa fenêtre, devant une fraîche illumination lunaire. Puis, n’ayant envie ni de fumer, ni de lire, ni de travailler, il se jeta sur son lit. Le sommeil prit du temps à venir. À chaque instant, Georges rouvrait les yeux et s’hypnotisait à contempler la lune. Elle argentait les murailles, nimbait les meubles, jetait sur le lit une dentelle vaporeuse. Vers le matin seulement, il tomba dans un assoupissement où des rêves lui varièrent à l’infini l’image de la jeune rôdeuse. Il s’éveilla tard, la tête embrumée et comme vertigineuse, prit son tub au galop et sonna le valet de chambre. C’était un grison, myope, un peu sourd, et, d’ailleurs, abruti par une longue cohabitation avec l’oncle de Vambreuse :

— Monsieur, dit-il, il y a une femme qui insiste pour vous parler…

— Faites entrer dans le cabinet de travail, fit Georges distraitement.

Le valet de chambre comprit de travers. Deux minutes plus tard, il introduisait la femme dans la chambre à coucher, et Georges, avec stupeur, reconnut la maraudeuse aux cheveux d’or roux, aux yeux vert de Rhin. Mais elle ne portait plus la houppelande. Un délicieux costume sauvage, souple, moiré, dentelé, pasquillé, — gantait son corps d’Oréade. Fraîche, lumineuse, coquette, tout imbibée d’air pur, tout odorante des parfums de la terre, des brumes de la forêt, de la volupté des floraisons, elle portait à la main un brillant bouquet de bleuets, d’églantines et de coquelicots, qu’elle tendit à Georges d’un air confus. Puis, son regard se mira dans les yeux du jeune homme, avec une expression trouble, tendre, langoureuse, sur laquelle il n’y avait pas à se méprendre… Ah ! cette fois, Georges n’hésita pas. Il attira doucement contre sa poitrine ce jeune corps frissonnant, il le souleva : puis, sur le grand lit Louis XIV, il le vêtit de baisers depuis les pieds jusqu’aux cheveux. Et jamais il n’avait connu une aussi miraculeuse et délirante caresse que celle de cette femme, qu’il avait refusé de prendre et qui venait s’offrir.

C’est ainsi que Georges Vambreuse fut récompensé pour avoir agi à l’imitation de N.-S. le comte Léon Tolstoï. Et la récompense n’est pas éphémère !… Notre ami parle du mariage libre avec un enthousiasme qui ne fait pas augurer son prochain retour dans les bars.

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LE QUINQUET



Charles Labarre allumait devant nous sa lampe — une de ces vieilles lampes où l’on entend tourner des rouages lorsqu’on l’arrange et qui lance des borborygmes comme un ivrogne. Il procédait à l’opération avec un air d’alchimiste ou de pharmacien. Barral se mit à rire :

— Est-ce que ce serait par hasard la lampe d’Aladin ?

Labarre prit un air grave :

— C’est un fétiche. Elle est dans la famille depuis plus de cent ans, et j’aimerais mieux donner cent mille francs que de la perdre !… Je ne la confie jamais à personne. Je l’arrange chaque jour de mes propres mains et je la répare moi-même lorsque par hasard elle se dérange — ce qui est excessivement rare, car sa construction est robuste et son mécanisme admirablement construit…

La lampe, pendant ce discours, avait peu à peu haussé sa flamme. Elle jetait une lueur jaune, très égale et très douce.

— Oui, reprit Labarre, j’ai pour elle une affection véritable, comme je n’en ai pas pour beaucoup de gens. Elle a éclairé mes veilles, assisté à mes douleurs et à mes joies. Et puis, elle a une histoire. Si j’étais superstitieux, je dirais qu’elle a eu une influence bienfaisante sur ma famille. Mais je ne suis pas superstitieux, et pourtant il y a des moments où je ne suis pas très loin de lui accorder une sorte de vie. Tenez, je ne résiste pas à vous raconter quelques-unes des aventures où elle parut jouer un rôle. La première remonte à dix-huit cent et quatre. À cette époque, elle n’appartenait pas encore à notre famille. C’était un soir, un soir de printemps. Un crépuscule d’escarboucle, de béryl et d’hya-