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Page:Rosny aîné - Le Coffre-fort, 1914.djvu/15

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la pelouse et dans la lande, pleins de cette ardeur mystérieuse qui anime la chair des petits d’hommes et des jeunes animaux.

La futaie s’ouvrit, il apparut une étendue ronde qui était presque tout entière occupée par l’eau. Jacques reconnut le lac des Sorcières. Jadis y accouraient, dans les ténèbres, ceux qui se révoltaient contre les maîtres et contre le sort. Des fêtes noires les consolaient de leur abjection ; on rôtissait le gibier interdit ; on parodiait les rites ; des amours furtives, violentes et sacrilèges unissaient les misérables.

La lune, qui était devenue aussi blanche que la fleur du catalpa, éclairait l’eau semée d’algues, de flouves, de sagittaires et de lentilles. Les longs roseaux agitaient leurs glaives ; des chauves-souris traçaient des lacets incertains, et les grenouilles élevaient des milliers de voix plaintives, clapotantes et séniles…

L’homme et les bêtes errèrent quelque temps le long de la rive, puis Jacques s’arrêta, avec un grand battement de cœur.

Elle était là, assise sur un saule renversé, comme une fée ou comme une naïade : elle tournait vers lui son visage blanc.

— Je savais que vous me suivriez, dit-elle. Et j’ai voulu que vous me trouviez loin de tous…

— J’ai eu peur ! soupira-t-il.

— Je le sais. Mais je ne pouvais pas faire autrement. Il faut que vous restiez l’ami de votre oncle.

— Savez-vous aussi que mon oncle renonce à toute poursuite ?

— Oui…

Il la regardait, avide, et, dans ce site désert, où les mêmes formes persistaient depuis le moyen âge, Rose était mystérieusement chez elle.

— J’ai de grands remords ! chuchota-t-il… Je souffre de ce que vous avez fait pour moi.

Elle secoua la tête et sourit.

— Il ne faut rien regretter ! fit-elle. Personne ne souffrira !

— Mais vous auriez pu souffrir… et vous vous exposiez à un sort si hideux que j’aurais autant aimé mourir que de vous y voir condamnée…

Elle redressa sa tête fine avec orgueil :

— Je n’aurais pas subi ce sort !

— Et qu’auriez-vous fait ? cria-t-il avec cette terreur du passé qui est parfois plus forte que la peur du futur.

— Je ne sais pas ! j’aurais réussi à fuir, sans doute…

— Et si vous n’aviez pas réussi ?

Elle haussa insoucieusement les épaules.

— Pourquoi l’avez-vous fait ? gémit-il.

— Vous venez de le dire. Je l’ai fait pour vous ! Et certainement je ne l’aurais fait pour personne d’autre.

— Je ne le méritais pas. Personne au monde ne mérite un tel sacrifice.

— Je n’ai pas songé au mérite… j’ai cédé à un instinct. Je vous avais vu si triste… j’avais assisté à votre lutte contre vous-même… je savais que vous souffriez affreusement… et cette clef était là… il n’y avait qu’un geste à faire.

Elle parlait, nonchalante, rêveuse, et si douce qu’il en avait les larmes aux yeux.

— J’ignorais, dit-il en tremblant, que vous aviez tant d’affection pour moi !

— C’est que vous n’êtes pas perpicace !

Il baissa la tête ; il s’élevait en lui une telle rumeur qu’il en était étourdi ; pendant une longue minute, il lui fut impossible de dire une parole. Puis il balbutia :

— Et vous, Rose, est-ce que vous devinez ?

Elle hocha la tête en signe d’affirmation.

— Est-ce que vous savez que je vous aime ? reprit-il.

Elle le regarda en face et devint pâle.

— Vous m’aimez maintenant…

— Mais savez-vous aussi que je vous aime passionnément… mieux que toutes les créatures de la terre… et que je vous quitterai désespéré si vous ne voulez pas devenir ma femme !

— Je ne deviendrai pas votre femme et vous ne partirez pas désespéré !

— Je ne puis pas vivre sans votre amour.

— Vous ne vivrez pas sans mon amour.

Il s’agenouilla, il se prosterna, il mit sa lèvre sur le pied de Rose, et il suppliait :

— Est-il vrai que vous m’aimez ?

— Même quand j’étais une petite fille, je vous aimais déjà.

— Alors, pourquoi ne voulez-vous pas être ma femme ?

— Parce que je ne me pardonnerais jamais si, par ma faute, vous perdiez l’héritage de votre oncle.

— Si vous saviez comme cela m’est indifférent !

— Vous le croyez… Mais vous aimerez d’avoir des bois, des champs et des pâturages… C’est dans votre race. Les Vérane ont toujours possédé de grandes terres.

— Rose, pour un baiser de vous, je donnerais tous les pâturages et tous les bois de la France.

Elle le releva doucement, tandis qu’il embrassait avec ferveur la petite main qui sentait le thym et la lavande.

— Il n’est pas nécessaire de rien abandonner. N’avons-nous pas le temps ? Nous vivrons de longues années l’un et l’autre… Nous nous verrons secrètement, comme ce soir ; nous conspirerons contre la volonté des hommes. Est-ce que cela ne vous suffira point ?

— Elle avait posé sa tête sur l’épaule de Jacques ; il l’écoutait, dans une sorte d’ivresse sacrée : l’avenir était extraordinairement loin ; ils étaient l’un pour l’autre une réalité inépuisable…

— Pourtant, fit-il… si je souffrais de trop attendre ?

Elle comprit ; elle eut un petit rire moqueur et tendre.

— Est-ce que vous croyez que je vous laisserais souffrir ? chuchota-t-elle.

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LA MARAUDEUSE



Q’est devenu le petit Vambreuse ? fit Landa, en se versant un verre de guiness’ stout, épais et noir comme de la poix… Il y a plus d’un an que je ne l’ai rencontré.

— Notre ami Georges Vambreuse, répliqua Jacques le Taciturne, savoure en ce moment un bonheur qui lui est venu, un soir de juin, pour avoir pratiqué l’évangile du comte Léon Tolstoï…

— J’ai toujours dit que ce Tolstoï avait du bon ! reprit Landa… Il nous a révélé sur l’élevage des bestiaux plusieurs choses capitales… Alors quoi, le petit Vambreuse s’est fait cordonnier et porte une blouse de moujick ?

— Pas précisément. Il y a à boire et à manger dans les doctrines de Tolstoï… Vambreuse est un modeste. Il ne prétend pas à l’apostolat… Mais, au fait, voici l’aventure : elle vous fournira, comme dit l’autre, des éléments du problème. Comme vous le savez, Georges a hérité, il y a environ dix-huit mois, d’un oncle de province, qui collectionnait des tire-bottes. Parmi les biens de la succession, se trouvait un vieux manoir très chic, emmitouflé dans deux mille hectares de forêts, prairies, landes, étangs et autres paysages. Notre ami y fut, au commencement de l’autre été, et s’y plut excessivement. Le pays est un peu sauvage. Aux confins ouest de la propriété, il y a une manière de Sahara, une effroyable solitude de pierrailles, de sables et de rocs, que pourrait seul interpréter convenablement le prestigieux peintre du désert, Maxime Noiré. Georges adorait voir se coucher le soleil sur cette solitude. À cette heure, l’endroit devenait fantastique, — une moraine lunaire, une fournaise d’Apocalypse, où les trompettes du Jugement dernier pourraient sonner des fanfares admirables.

Au delà de cette région maudite, demeurent les Imoïs, population hétéroclite, aux cheveux cuivre ou cuir de Cordoue, aux yeux de chat, aux mouvements prestes, subtils et inquiétants. Ce sont des gens inoffensifs, ni assassins, ni batailleurs, et même honnêtes à leur façon. Seulement, on n’a pu faire entrer dans leurs têtes que ce qui pousse sur la terre puisse appartenir à Jacques plutôt qu’à Jean-Baptiste. Ils ne voleraient ni argent, ni meubles, ni vêtements, mais quand, par hasard, leur récolte de châtaignes ou d’orge vient mal, ils chapardent sans vergogne à travers les cultures, les vergers et les bois. Ils croient bien faire, et ne se cachent de leurs larcins que parce qu’on a pris soin de leur démontrer par des exemples qu’il y a des hommes assez cruels pour