Aller au contenu

Page:Rosny aîné - Le Coffre-fort, 1914.djvu/3

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

LE
COFFRE-FORT


Jacques vit Louise sur la terrasse. La brise enveloppait la jeune fille et lui donnait une vie plus fluide, une vie de nuage et de fontaine. Sa robe blanche déferlait ; les cheveux de poix, à chaque coup de vent, jetaient une lueur violette. C’était une image berbère, presque sauvage, d’une grâce désordonnée et tout à fait passionnante, avec les yeux d’une fille d’Irlande, deux flammes d’aigue-marine, qui bleuissaient dans les pénombres. Jacques Vérane l’aimait. Il la connaissait âpre, violente, et d’une fidélité sans bornes, plutôt capable d’un crime que d’une trahison. Elle gardait son mystère, mystère de vierge aventureuse qui se méfie de d’amour, des circonstances et des hommes.

Elle le regarda avec anxiété ; il admirait ce teint d’Estramadure, magnifiquement pâle, ces lèvres lumineuses, et défaillait de tendresse. Elle lui tendit la main, cette petite main avait la fièvre :

Il est inquiet… il a besoin de vous ! dit-elle d’une voix trouble.

Elle parlait de son père, Gérard Vérane, oncle de Jacques, homme excentrique, souvent maniaque, parfois génial. Et elle mena son cousin jusqu’à la véranda où Gérard attendait. Il ressemblait à sa fille — même teint, mêmes cheveux de ténèbres, et les yeux plus clairs, variables, étincelants, un peu fous. Il menait une vie frénétique entre les quatre murs de son laboratoire, une vie de chasseur d’atomes et de traqueur d’énergies. Il s’était ruiné : hors deux ou trois découvertes médiocres, il n’avait à son actif que des échappées, curieuses, mais fragmentaires, sur le monde invisible, Comme beaucoup de nos contemporains, il cherchait la transmutation des corps…

Il accueillit Jacques avec un mélange de méfiance et d’affection. Après quelques propos vagues, il dit avec une brusquerie qui lui était naturelle :

— Allons au fait. Peux-tu me procurer vingt mille francs ?

Jacques le regarda avec consternation.

— Je n’ai que ma rente viagère de sept mille francs — incessible et insaisissable.

— Personne ne te prêterait ?

— Je pourrais, après de fabuleuses démarches, réunir cent louis.

L’oncle se mit à marcher de long en large. Une impatience terrible crispait ses lèvres ; par intervalles, il les mordait à pleines dents ; elles saignèrent.

— Alors, je ne vois que ton oncle Alexandre — mon frère ! cria-t-il avec rage. Moi, il ne me prêterait pas un sou, fût-ce pour me sauver de l’échafaud. Plutôt donnerait-il une gratification au bourreau. Il ne m’a pas pardonné, il ne me pardonnera jamais le mal que je ne lui ai pas fait. Mais toi, enfin, tu es son héritier, et unique, car il déshéritera Louise. Dans une circonstance épouvantable, il interviendrait en ta faveur.

— Croyez-vous ? fit tristement Jacques.

Ils se regardèrent. Ils s’aimaient beaucoup.

Gérard Vérane avait un grand charme ; les plus beaux souvenirs de Jacques s’élevèrent dans cette véranda.

— Écoute, reprit l’oncle d’une voix rauque… c’est une question de vie ou de mort… Il me faut ces vingt mille francs avant dix jours. Si je ne les ai pas, c’est la fin. Tu me connais, je ne parle pas pour ne rien dire.

Il pencha la tête, rêveur et tragique, puis :

— Je rembourserai avant trois mois… je touche au but… c’est la fortune !

Ses yeux luisaient comme des yeux de léopard ; mais Jacques n’avait aucune confiance : l’illusion était l’état normal de Gérard.

— J’ai mal fait ! dit-il soudain… Pourtant ce n’est pas ma faute… je ne pouvais pas savoir que ma dernière métairie ne valait plus que trente mille francs. Elle en valait jadis soixante. Alors… alors…

Il n’acheva pas : ses tempes étaient couvertes d’une rosée de honte et de douleur ; un sanglot bref déchira sa poitrine :

— Si je meurs, Louise est ruinée… Alors que la fortune est , tout près. Et si je n’ai pas les vingt mille francs, il faut que je meure.

— J’essayerai ! fit Jacques.

Ils se turent. On voyait Louise au bout de la terrasse : Jacques sentait passer dans son âme un peu de la frénésie qui était dans l’âme de Vérane et de sa fille.

— Rien ne me coûtera pour réussir, appuya-t-il.

— Je le sais ! fit tendrement Vérane, qui le serra contre son cœur. Sauve-nous. Elle t’aimera !…


Jacques Vérane trouva son oncle Alexandre en train de faire une partie d’écarté avec le cocher Anselme, qui était aussi valet de chambre. L’oncle regagnait bon an mal an, à l’aide des cartes, des dominos et du jaquet, la moitié des gages de son domestique. Par surcroît, il bénéficiait des charmes épais d’Amélie, cuisinière, épouse d’Anselme. Le cocher l’ignorait, dénué de cette curiosité dont la source est dans la jalousie : il aimait d’abord le jeu, puis ses chevaux, puis Alexandre ; Amélie suivait, à bonne distance.

— Quel cyclone t’amène ? cria Alexandre. Attends une minute, le temps de brosser le cocher.

— J’en demande ! fit Anselme.

— Je joue d’autor ! ricana l’oncle, en abattant le roi de pique, qui était le roi d’atout. Je le marque !

Jacques considérait avec amertume cet oncle, dont des goûts ancillaires le désolaient déjà quand il était petit garçon. Vêtu d’une veste de pilou qui luisait aux coudes, l’air jovial et crapuleux, Alexandre fumait une pipe de bruyère et buvait un gros vin noir, aussi doux à son cœur que le vin homérique au cœur du grand Ajax ou du fort Diomède. Ses vices étaient économiques, quoiqu’ils l’entraînassent parfois à Aix-les-Bains et à Monte-Carlo, où son habileté ne pouvait guère servir : il avait essuyé quelques culottes.

— Roulé ! fit l’oncle en abattant un dernier et triomphant atout. Tu n’auras pas de revanche ce soir.

Il s’avança vers Jacques et lui donna une accolade où il mêlait une certaine cordialité à de la goguenardise.

— Tu me connais, vieux luron. Je me proposais d’aller te prendre à la diligence, et puis cette infernale partie m’a fait tout oublier. C’est vrai qu’elle a été ébouriffante… Et autrement ? Avec cette mine-là, pas d’inquiétudes pour le coffre.

Il parlait d’une voix rauque, triviale et affectueuse. Ses petits yeux noirs, des yeux de pie, épiaient fixement le grand garcon blond aux moustaches de Sicambre. C’était un vieil enfant vicieux et avare, qu’un salutaire esclavage aurait seul pu préserver de soi-même. Mais il n’y a plus d’esclavage.

— J’aurais voulu servir en Afrique, soupira-t-il. J’avais du goût pour la vie militaire, et j’aime l’aventure. Seulement, on aurait fini par me faire fusiller, j’ai l’indiscipline dans le sang !… Tu n’es pas venu nous voir pour des mirabelles ?