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— Non ! répondit le sous-lieutenant, il s’agit de ma destinée…

— Ta destinée ! cria l’oncle. Vaste sujet, mon garçon. Tu vas d’abord te rafraîchir.

Un peu d’inquiétude plissait les paupières molles.

— Je suis sûr, grommela-t-il, qu’il s’agit de mariage ! Tu n’es pas louf ?… À vingt-quatre ans !

— Il ne s’agit pas de mariage.

— Oh ! oh ! fit Alexandre d’un air circonspect.

Par les fenêtres ouvertes, on voyait un site rude et incohérent, une sorte de savane entrecoupée de hêtres, de tilleuls, de chênes, de broussailles. Un étang dévoré par les algues, les lentilles d’eau et les nénuphars, jetait des feux verdâtres. C’était l’été. Une douceur parfumée se mêlait à des odeurs amères.

— Qu’est-ce que tu prends ? demanda l’oncle. Il y a du thé, de l’eau-de-vie, du quetsch, du kirsch de mes cerises, du marc…

— Je prendrai du thé, fit Jacques avec résignation.

— L’oncle frappa sur un gong. La ronde Amélie parut et salua gaiement le jeune homme.

— Du thé et du pain noir, ordonna Alexandre avec précipitation.

Il observait le jeune homme sans en avoir l’air. En fait de choses importantes, il n’en connaissait qu’une seule : l’argent. Il aurait fait à pied la route de Paris à Marseille pour rendre un vrai service à Jacques… Mais l’argent !

Amélie apporta le thé et le pain noir. L’oncle coupa lui-même les tranches et y étendit du beurre, sans prodigalité.

— Un tiers de froment, deux tiers de seigle, déclara-t-il, c’est la perfection.

Il mordait à belles dents cette nourriture dont la saveur et le bon marché le charmaient également. Jacques gardait le silence. Il attendait que l’oncle voulût l’entendre, et l’oncle, qui le savait bien, se disait :

« Pas d’erreur, c’est de l’argent !… »

Si bien que, saisi d’impatience, il grommela :

— Vas-y !… Qu’est-ce que tu veux ?

— Ma vie dépend de vingt mille francs, fit résolument le jeune homme.

L’oncle devint pâle ; ses sourcils ne formaient plus qu’une seule bande noire.

— Vingt mille francs ! hurla-t-il… Sais-tu seulement ce que tu dis ? Est-ce que tu me prends pour une moule ?

— Mon oncle, répéta Jacques, ma vie en dépend…

— Mon garçon, répondit rudement Alexandre, la vie peut dépendre de quelques louis, jamais de vingt mille francs, qui représentent cent mille livres de pain ! Pour une fois, la première et la dernière, je te donnerai cinq cents francs — s’il le faut. Mais plutôt que de t’en donner vingt mille, je trancherais mon poing avec la hache à couper le bois.

L’oncle donna sur la table un coup qui fit danser les faïences, tandis que sur son front se creusaient les plis parallèles de l’avarice.

Jacques l’écoutait avec consternation. Il connaissait l’indomptable volonté d’Alexandre, lorsqu’il s’agissait d’argent. Mais il avait promis de tout tenter pour réussir, et il cria d’une voix tragique :

— Alors, vous ne donnerez pas vingt mille francs pour sauver mon existence ?

— L’oncle le regarda fixement. Puis, avec un rire gouailleur :

— Tu ne m’as même pas dit pourquoi tu as besoin de cette fortune.

— Je la dois.

— À qui ? Pourquoi ?

Pris au dépourvu, le jeune homme hésita, tandis que l’œil de pie fouillait chaque pli de son visage.

— À un ami… c’est une dette d’honneur.

Le rire sardonique reprit ; l’oncle cria péremptoirement :

— Tu mens… et tu mens comme une citrouille. Tu voudrais me faire accroire que tu as perdu mille louis au jeu. Je te connais ! Tu n’as pas perdu dix louis ! Et ce n’est pas même une histoire de femme…

À chaque assertion de l’avare, des traits de Jacques « marquaient le coup ». L’œil de pie, agile et sagace, lisait à livre ouvert sur ce visage trop loyal.

— Je te vendrais au marché ! reprit la voix rauque. Cet argent n’est pas pour toi ! Et du moment qu’il n’est pas pour toi, il est pour le toqué, pour l’alchimiste, pour le funèbre alchimiste qui a ruiné mon bonheur !… Pas un patard ! Il crèverait de faim pendant mille ans, je ne lui jetterais pas une croûte de gruyère !

Jacques se taisait. La partie était perdue. Jamais Alexandre ne reviendrait sur sa parole.

— Tu ne m’as même pas démenti.

— Ce n’est pas pour l’oncle Gérard ! cria le jeune homme avec une véhémence soudaine.

— C’est pour un orphelinat ! Ne te frappe pas : le loufoque les aurait fondus dans ses cornues. Mange plutôt une tartine de cet admirable méteil.

Un accablement profond recroquevillait Jacques. Il n’en voulait même pas à l’oncle. Il l’avait de tout temps considéré comme une sorte d’élément.

— Dans huit jours, tu n’y penseras plus ! affirma Alexandre. Et tu seras joliment content, quand on m’aura vissé dans la dernière boîte, de retrouver ces vingt mille balles, engraissées des intérêts des intérêts… Passes-tu quelques jours ici ?

— Je ne sais pas.

— Cette nuit du moins ?

Le jeune homme hésita. Mais il y a dans la déception une force d’inertie, qui est sans doute un vague reste d’espérance.

— Oui !

L’oncle eut un sourire de coin, avala sensuellement deux tartines de méteil, ralluma sa pipe de bruyère et dit :

— Je vais m’occuper de ton installation. Fais un tour dans le jardin. Pour le moment, ma compagnie nuirait à ton hygiène, et j’ai remarqué qu’il est salutaire de promener ses chagrins.

Il acheva sa tasse de thé d’un trait et partit à la recherche d’Amélie. Jacques demeura affalé pendant quelques minutes, puis il se rendit au jardin. Il l’aimait. Il y avait vécu de longs jours, à l’époque où l’aurore et le crépuscule semblent si loin l’un de l’autre. Chaque coin de cette savane broussailleuse avait eu part à ses désirs et à ses rêves.

Il tourna autour de l’étang vert, en proie à la fièvre des projets. Comme il avait de l’imagination, toutes espèces de chimères voletaient entre ses tempes.

— Je vendrais ma peau ! se disait-il, tandis que l’image de Louise se levait sur les eaux torpides.

Quand il eut fait le tour de toutes les combinaisons, une seule révéla quelque vague chance : le jeu. Aix n’était pas loin. Il savait qu’on y peut perdre et gagner de grosses sommes. Et il avait sur lui neuf cents francs.

— J’irai demain à Aix ! s’affirma-t-il.

Cette résolution lui rendit quelque force — car tout semblait préférable à l’inaction. Il vit ces salons du Casino et de la Villa des Fleurs où Alexandre l’avait parfois promené ; il se souvint d’un individu monstrueux qui demeurait assis devant les tables durant des heures entières — terreur ou joie de ses partenaires selon qu’il traversait des périodes de veine ou de déveine. Il revit un petit jeune homme saugrenu auprès duquel se pressaient deux rangs de vieilles femmes. Il jouait pour la première fois et justifiait la croyance vulgaire : dix fois le râteau du croupier poussa des jetons vers sa case…

Un flot de superstition envahit Jacques : il n’avait jamais joué au baccara !

— Qui sait ? qui sait ? chuchotait-il en suivant une allée herbeuse, où des ormes pourris, dévorés par les champignons, donnaient une ombre étique.

Une forme rythmique parut au tournant. Jacques reconnut la jeune Rose, nièce d’Amélie, qui vivait au château comme un animal familier. L’oncle tolérait qu’on la nourrît de pain noir et de légumes. En échange, elle faisait des courses et époussetait quelques meubles ; Amélie ne voulait pas la voir astreinte aux gros ouvrages.

— Je veux qu’elle garde ses jolies patoches !

— Rose courait les prairies, les collines et les boqueteaux comme une faunesse. Elle vivait solitaire ; il était inutile de chercher à la joindre. Elle avait des sens d’Arrapahoe, qui l’avertissaient de toute approche ; aucun garçon du pays n’était capable de la rattraper à la course. Les jours de pluie, elle montait dans un vaste grenier, plein de livres, de vieux journaux et de revues moisies : elle y nourrissait une imagination fervente.

Rose avait les cheveux clairs d’une Gauloise, des yeux de la couleur des scabieuses, une bouche qui s’entr’ouvrait comme une corolle de géranium. Elle s’immobilisa à la vue de Jacques, en arrêt comme une chevrette, puis s’avança en sa grâce de fée et de sauvagesse. Malgré sa douleur, il la trouva charmante.