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Page:Rosny aîné - Le Coffre-fort, 1914.djvu/5

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— Bonjour ! fit-elle d’une voix qui ressemblait au bruit du vent dans les futaies.

Elle ajouta avec un sourire mélancolique :

— Vous avez du chagrin !

Il ne s’étonna pas. Elle était étrangement perspicace. Et ils marchèrent côte à côte, sans rien se dire, comme ils avaient fait souvent jadis — quand Rose n’était qu’une fillette.

La rivière les arrêta. Elle était large et si peu profonde que des enfants la traversaient à gué. Des blocs, qui étaient venus là aux temps fabuleux, formaient des îles. En choisissant ceux qui n’étaient pas trop éloignés l’un de l’autre, Rose allait d’une rive à l’autre sans se mouiller.

— Vous aimiez tant la rivière ! remarqua la jeune fille.

— Je l’aime encore.

Il écouta le bruit frais des flots contre les rives. Par des après-midi semblables, il avait été le roi du monde. L’eau, les rocs, les aulnes, les peupliers, toute l’étendue verte, lui appartenaient. La jeune Rose, trempant ses pieds dans le courant, chantait des chansons venues du fond des siècles.

Ils s’assirent là, jusqu’à ce que les ombres des peupliers devinssent si longues qu’elles allaient rejoindre la colline. Par-ci, par-là, ils échangeaient un mot. Quand ils repartirent, la petite main de Rose se posa sur le bras de Jacques ; la voix mystérieuse murmura :

— Il ne faut pas être triste… tout s’arrange !

Et cette sympathie était douce au jeune homme.


Le dîner fut maussade. L’oncle dévora un brouet de pois secs et de lentilles, puis des pommes de terre au lard.

— Une partie de trictrac ? fit-il, lorsque la provende eut disparu.

— J’aimerais mieux pas, répondit le neveu, qui n’avait rien mangé.

— Tu boudes… tu as tort ! ricana Alexandre. J’ai agi pour ton bien. Je sais que tu m’accuses d’avarice, et moi je m’en vante : les avares sont les sauveurs de la société. L’avarice est la base de toutes des grandes choses. Au surplus, j’en suis pour ce que j’ai dit. Veux-tu cinq cents francs ?

Jacques fit un geste de refus, mais il se ravisa aussitôt, songeant qu’il aurait plus de chances à Aix avec une somme plus importante.

— Je veux bien, soupira-t-il.

— On dirait que tu me fais une faveur, grogna aigrement l’oncle. Vingt-cinq louis, mon garçon, font vivre pendant un an une famille de la basse Bretagne et deux familles de la Calabre !

Il poussa une sorte de gémissement.

— Je vais les chercher.

Jacques demeura rêveur dans la salle à manger aux murs couleur de hareng saur où fumait une lampe des vieux âges.

— Voilà ! fit une voix enrouée.

— L’oncle reparaissait tenant cinq billets rances.

— Ta chambre est prête. Je me suis assuré qu’Amélie n’avait rien omis. Va te coucher. Tu n’es pas bon à autre chose ce soir…


La chambre était immense et inconfortable. Les souris tenaient leurs assises dans des cavernes creusées sous le plancher. Une grosse chandelle jetait une lueur jaune entrecoupée de fumerolles… Sur la carpette, devant le lit, quelque chose de brillant attira l’attention de Jacques. C’était une clef, d’une forme particulière, qu’il reconnut pour l’avoir vue souvent : la clef du coffre-fort !

Il la regarda d’abord avec indifférence ; puis, il devint pâle ; son cœur se mit à battre : il se tourna vers la porte, avec un long frémissement.

Au bout d’un moment, il se sentit moins fiévreux.

« C’est évidemment l’oncle qui a laissé choir la clef ! »

Un rapide soupçon le traversa, le soupçon d’un piège, qu’il rejeta à cause de son extrême absurdité : le coffre-fort était le tabernacle, ou plutôt le Saint des Saints. Alexandre n’eût pas supporté pendant dix minutes l’horrible pensée qu’un autre que lui-même détenait le pouvoir d’y fouiller.

Jacques se baissa pour ramasser la clef ; une force obscure l’empêcha d’achever son mouvement. Des visions le tourmentaient. Ce n’étaient pas des tentations, ce n’était que le sentiment de tous les possibles évoqués par le voisinage d’une fortune. Peut-être n’y avait-il qu’un geste à faire pour sauver Gérard. Le coffre-fort renfermait certainement des sommes très importantes : une soustraction avait chance de passer inaperçue pendant longtemps, Alexandre n’était pas un avare méthodique…

Jacques se passa la main sur le front, abasourdi. Il avait un tempérament de dupe, une honnêteté ingénue, aucun des instincts de rapine qu’on trouve chez tant de braves gens. Il ignorait l’attrait du fruit défendu. Pendant son enfance, il ne chipait ni friandises ni menus objets. Plus tard, il s’était jugé parfaitement heureux avec sa rente viagère.

Son étonnement ne dura que quelques secondes. La petite clef l’aurait laissé aussi indifférent qu’un caillou s’il ne s’était agi que de lui-même, mais la détresse de Gérard était comme une sorte d’âme étrange qui se superposait à sa propre âme. Il ne songeait pas même à Louise, ou, du moins, elle n’avait pas d’effet actif sur son trouble — il était sûr de n’être préoccupé que de l’oncle…

La cloche de l’église toussota : il comptait machinalement, et il eut le geste d’un homme qui s’éveille en sursaut :

« Neuf heures ! »

Il ramassa la clef et se dirigea vers la porte. Toute équivoque avait disparu : il allait simplement remettre l’objet perdu à Alexandre. Au moment où il s’engageait dans le couloir, des voix se firent entendre : celle de l’oncle, celle d’Anselme et celle d’un inconnu.

L’inconnu disait :

— Pas de temps à perdre si vous voulez l’avoir !

— On vous suit, cria Anselme.

L’oncle grommelait des paroles confuses.

Avant que Jacques fût au bout du couloir, des pas retentirent, la porte d’entrée claqua. Le jeune homme ouvrit une fenêtre ovale près de laquelle il se trouvait et vit, au clair de lune, l’oncle, Anselme et l’homme qui se dirigeaient vers la grille.

Jacques eut quelque envie de les poursuivre, mais il ne voulait pas remettre la clef devant le cocher et l’inconnu ; il aurait fallu inventer des prétextes ; il n’en trouvait aucun.

« Tant pis ! se dit-il… Je la lui remettrai plus tard. »

Alors, d’une manière subite et impressionnante, la silhouette de Gérard se profila dans la pénombre, telle qu’elle était apparue, le matin, dans la véranda des Églantines. Une pitié brûlante fit battre le cœur de Jacques. Il ne douta pas que si on ne lui procurait pas les vingt mille francs, l’oncle se tuerait… Une voix chuchotait :

« Si je n’ai pas l’argent, il faut que je meure ! »

Ce fut tragique. En un éclair, une masse vertigineuse d’idées, d’images et de sensations déferla ; la personnalité de Jacques sombra :

« Comment le sauver… le sauver ?… »

La glace et le feu passaient alternativement entre les tempes du rêveur. Sans qu’il s’en rendit compte, il dépassa sa chambre et se trouva devant une porte basse, qu’il ouvrit avec brusquerie. Une chambre obscure était là, dans laquelle il s’engagea à tâtons… Il fit flamber une allumette ; un coffre-fort apparut, massif, rouilleux, d’une forme démodée.

Les dents de Jacques crissèrent.

Deux minutes plus tard, il revenait avec sa chandelle, qu’il avait eu soin d’éteindre dans le couloir et qu’il ne ralluma que lorsqu’il eut refermé la chambre.

Puis, il demeura là dans un état d’hébétude.

Par moments, une réflexion passait, toujours la même : jusqu’à sa mort, Alexandre ne dépenserait rien de ce que contenait le coffre. Au rebours, il y ajoutait sans cesse de l’argent, mû par la plus opiniâtre des passions humaines.

« Allons ! » gémit-il.

Il introduisit la clef dans le coffre-fort, tourna deux fois et attira la lourde porte de fer.

La chandelle éclaira une masse confuse de papiers, d’or et d’argent. Il y avait des titres, des billets de banque, beaucoup de pièces d’or, parmi lesquelles de très anciennes, et tout une sébille de pièces de cent francs, des écus d’argent… Les titres étaient rangés en assez bon ordre, mais les bank-notes s’amoncelaient un peu au hasard, les unes par liasses, les autres par tas.

Un coup d’œil montrait qu’il y avait là une grosse