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gouffres, il ne faut ni chanter ni gémir… Je vous donnerai un petit système. Vous le suivrez — non parce que les systèmes offrent en eux-mêmes une certitude, mais parce qu’ils nous donnent de l’assurance.

Un matin charmant éclairait la Dent du Chat ; l’eau chantait l’invitation au bonheur.

— Il s’agit de la vie d’un homme, soupira Jacques.

— Ça ne m’étonne pas, fit Coursel. Je ne vous vois jouant que pour deux motifs : le dévouement et l’amour. Je crois que, dans l’espèce, les deux se combinent. C’est beaucoup pour un seul homme ! Prenons place dans ce bachot… l’eau est apaisante.

Ils voguèrent pendant une heure sur les flots de lazulite. Coursel menait une causerie interrompue de silences.

Il avait vu tant d’êtres que chacune de ses anecdotes évoquait un petit monde. Et sa présence plaisait à Jacques. L’autre, s’en apercevant, sentait croître sa sympathie pour ce jeune homme ingénu.

Ils déjeunèrent ensemble. Coursel imposait son expérience et choisissait les plats. Dans l’après-midi, ils allèrent ensemble au Casino et jouèrent à la même table. La chance était diverse. À quatre heures, Jacques avait regagné mille francs. Il suivait docilement la martingale de Courcel, et, selon le vœu de celui-ci, il était calme. La déveine recommença. Bientôt la réserve de Jacques se trouva réduite à quinze cents francs.

— Rien à faire ! dit le joueur. Attendons le soir.

Le soir ne fut pas plus favorable. En une heure, Jacques se ruina ; Coursel lui-même voyait tarir son portefeuille. Ils s’en retournèrent mélancoliquement sous les deux Chariots, Cassiopée et Capella, tandis qu’une brise amoureuse s’abattait sur les rues.

— Malheureusement, il faut que je parte demain matin, fit Coursel lorsqu’ils furent sur le point de se séparer. Je me console mal de votre défaite, d’autant plus que mes conseils ne vous ont rendu aucun service. Donnez-moi votre adresse. Si la fortune me favorise, je veux vous venir en aide. Je sais que, de manière ou d’autre, vous me le rendrez.

Jacques, désemparé et morne, lui tendit sa carte.

— Ne croyez pas aux apparences, ajouta le joueur. Qui sait si, dans le baccara de la vie, cette perte n’a pas été un gain. Vous ne le saurez que plus tard.


Jacques résolut de faire un suprême effort auprès d’Alexandre et s’embarqua le lendemain matin pour Morneuse. Il arriva dans l’après-midi, et trouva l’oncle attablé avec de cocher Anselme devant la boîte de trictrac.

Alexandre termina la partie et consentit à écouter le jeune homme. Quand il apprit que celui-ci avait perdu tout son argent au jeu, il feignit une violente colère.

— Aussi louf que l’autre ! ricanait-il. Il ne te manque plus que de te mettre dans la fabrication de l’or… Auquel cas, vieux drille, je te déshérite comme un porc.

— Vous aurez la mort d’un homme sur la conscience ! gémit Jacques.

— Le coup du suicide ! goguenarda l’oncle. Je n’y coupe pas et je n’y couperai jamais. L’homme assez tourte pour se suicider ne méritait pas de vivre. Ouste ! Veux-tu de ce délicieux méteil ? Un tiers de froment, deux tiers de seigle. Non. À ton aise… Tu passes la nuit ?

— Je pars tantôt.

— Tant mieux ! Tu nous ferais une tête de carême. Reviens quand ça t’aura passé. Tu trouveras toujours ici une bonne chambre, un bon lit et une alimentation salubre !

Avant de repartir, Jacques se rendit au bord de l’étang, puis se dirigea vers la rivière. Dans sa douleur, il éprouvait le besoin de revoir Rose. C’était un besoin indéfinissable, où il y avait de la tendresse et un obscur instinct de refuge. Rose seule mêlait une douceur à son inquiétude. Il rôda longtemps, près des rives âpres et charmantes. C’était un jour où les nuages jouent autour du soleil. La lumière ne cessait de croître et décroître ; le site à chaque minute prenait des nuances nouvelles. Comme il tournait autour d’une saulaie, la silhouette agile parut parmi les feuilles argentines. Les yeux mystérieux scrutaient le visage du jeune homme.

— Ah ! soupira Rose… quel dommage ! Vous n’avez pas réussi… Je croyais vous avoir porté bonheur.

— J’ai perdu vos petites fleurs, dit-il. Et maintenant…

Il fit un geste désespéré. Elle l’épiait, la tête légèrement penchée — elle semblait la déité de la rivière, ou quelque fine oréade descendue des montagnes.

— C’était écrit ! murmura-t-il.

— Rien n’est écrit que ce qui est déjà arrivé, dit-elle. La vie est libre…

Il haussa doucement les épaules.

— Libre de finir !

— Elle ne finit pas.

Rose l’entraînait dans les pénombres. Des rainettes fuyaient sur la terre verte ; on voyait, entre les feuilles aiguës, un coin du ciel où planait un épervier. Rose interrogeait son compagnon à petits coups. Elle s’intéressait à Coursel ; elle finit par dire :

— Ce sera lui, peut-être, qui vous aidera…

Et elle ajouta plus bas, d’un air mystique :

— Car il faudra bien qu’on vous aide !

Rose regardait au loin, de l’air vague des biches au repos. Et elle répéta :

— Oui, il faudra bien qu’on vous aide !

— Non, pas moi, protesta-t-il… Je ne le mérite point.

— C’est vous seul qui le méritez, marmonna-t-elle, Que m’importent les autres !

Ils marchèrent encore quelque temps sur la rive fantasque. Des étourneaux s’élevaient au-dessus des oseraies ; un héron fila vers les étangs, et l’on voyait pendre ses pattes ridicules ; le peuple des insectes menait sa vie légère et agaçante, vêtu de dentelle, et chemisé de broderie ou couvert d’armures étincelantes comme des chevaliers minuscules. Rose était chez elle. Toute la nature chuchotante et palpitante avait partie liée avec sa mystérieuse petite personne, qui ne faisait pas plus de mal que les abeilles ou les vanesses.

À la fin, ils se trouvèrent au Trou de Lucifer. La rivière s’enfonçait parmi des rocs contemporains de l’Hipparion et du Mastodonte. Tout au fond du gouffre, on apercevait une nappe tremblotante. Des hêtres surgissaient, très longs, très frêles, qui tendaient au soleil des ramures frileuses. Partout se creusaient des cavernes peuplées de chauves-souris… Ils s’arrêtèrent, penchés sur un bloc de porphyre. Et Jacques, suivant son idée, murmurait :

— Que faire ?

— Vous reposer, dit-elle. Réfléchir pendant quelques jours. En ce moment, vous ne feriez rien de bon. Votre défaite pèse sur vous…

Elle se penchait si fort qu’il la retint avec effroi. Elle eut un petit rire mélancolique :

— Je suis l’enfant des rocs ! fit-elle. Je ne cours pas plus de danger qu’un bouquetin. Et mon heure est loin… loin d’être venue. Je vivrai très longtemps…

Sa voix légère, se répercutant aux rocs, prenait une solennité impressionnante.

— Vous devinez donc l’avenir ! soupira-t-il. Ah ! si vous pouviez m’apprendre…

— J’ignore les détails ! Je ne sais même pas si je serai heureuse ou malheureuse. Vous aussi, vous deviendrez vieux comme les cailloux.

Elle était charmante dans cette rude pénombre ; il la regardait avec admiration. Et il dit :

— Je ne vous connaissais pas !

— Vous ne me connaissez pas encore !… Moi-même, croyez-vous que je sois bien sûre de savoir ce que je suis, ce que je fais et ce que je ferai ? Il y a de l’ombre sur mon âme… une très grande ombre…

Elle parut pensive. Une pierre, dégringolant de pointe en pointe, éleva d’âpres échos. Un oisillon fila contre les hêtres fantômes ; une chauve-souris soubresauta sur ses ailes membraneuses :

— Retournons ! fit-elle.


La diligence et un petit train local menèrent Jacques dans son ermitage. Il habitait une gentilhommière miteuse, où une lignée de hobereaux s’était éteinte vers 1773. Le domaine avait ensuite appartenu aux Vérane ; le père de Jacques s’en était défait à la suite de spéculations malencontreuses. Aujourd’hui, le jeune homme le louait pour une somme minime. Il y tenait deux grands chiens, une nuée de pigeons, un vieux hongre squelettique, qui traînait encore un petit dogcart et que nourrissait à peu près le foin du domaine. Une servante quinquagénaire, d’une hauteur surprenante et dont les mains ressemblaient à un jeu de castagnettes, cuisait le brouet et nettoyait vaille que vaille des chambres peladeuses.

Comme les héros de Georges Ohnet, Jacques était ingé-