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marthe baraquin

mam’zelle Marthe, que j’aime ça. Oui, j’irais voir des patelins… et je serais content d’emporter ma maison.

— Faudrait pas demander si ça ferait mon affaire ! disait Microbe ; j’ai déjà l’air d’une romanichel ! Seulement, il faudrait de la galette.

— On la gagnerait comme les saltimbanques ! reprenait Alfred. Faut pas grand chose. Avec un cinématographe ou des poupées mécaniques, on s’en tire déjà !

L’idée les entraînait ; ils construisaient leur baraque, ils se démontraient qu’on y gagnait des cent et des mille. Et ça devait être gai de faire sa popote au coin d’un village ou près d’un bois.

— Pour sûr, je marcherais bien, si on voulait, faisait l’homme.

Les lèvres de Microbe se pinçaient :

— On doit commencer jeune ! affirmait-elle. Sans ça, on fait des gaffes… Y a un tas de micmacs ! On vous embête aux maireries, les concurrents vous jouent des sales tours, et y faut savoir faire le boniment. J’aurais pas renâclé devant cette vie-là, pas plus que devant une autre, mais tant qu’à sortir du nid qu’on s’a bâti, tu ne m’as pas regardée… On n’est pas malheureux !

Alfred n’insistait pas. Et ils s’arrêtaient avant d’atteindre la place d’Italie : au loin, on entendait quelque musique, les tramways cornaient, des lueurs brasillaient sur la chaussée. Pour leurs cœurs simples, le luxe et le plaisir étaient tapis au café-concert et au théâtre ; ils palpitaient de rêves et de désirs innombrables.

II

L’hiver passa, le printemps parut, parmi les toits et les cheminées ; les arbres produisaient des feuilles et des fleurs de cuir vert, d’argent, de peluche rose, de velours jaune. Comme d’une cuve énorme, les vapeurs montaient au firmament. Elles s’y roulaient pendant des semaines, se massaient en murailles pâles, en blocs de fer, de zinc et de nickel, s’ouvraient brusquement aux jeunes lueurs. Les boues stagnèrent, sournoises et tenaces. Ou bien des vents frais descendaient du Nord. Parfois le ciel se creusait jusqu’aux nébuleuses, Et toute la nuit une lune tranchante fauchait les étoiles, ou, dans leur gouffre de velours bleu, Orion, le Cocher, le Cygne, Wega, Sirius, Procyon, Aldebaran, allumaient leurs lampes précieuses, suspendaient sur l’infini des croix, des colliers, des pendentifs, des couronnes, des bracelets et des ceintures.

Lilas demeurait heureuse. Elle continuait à pousser la pédale et à tirer l’aiguille, elle regardait, du même regard insatiable, passer les chariots, les gamins, les artisans et les ménagères. Son salaire était égal et lui sufhsait. Chaque mois elle courait à quelque bureau lointain — à Gre-

nelle, à Passy, et jusqu’aux Ternes — jeler bon de poste à l’adresse d’Antoinette E

C’est à peine si elle songeait encore à iG Huraud, dit Rouge, qui lui-même, croyaïit-e devait l’avoir oubliée. |

Ellene prenait plusles mêmes précautions sortir. Cependant, elle portait une sorte de peron et, sur sa chevelure tassée, elle € des mèches fauves. Même, elle s’était | deux ou trois fois au théâtre des Gobelins” avait dîné chez un marchand de vin, avec Alf et Microbe, et, dès avril, ils s’en furent voir ® tenay, les bois de Verrières, les bords de l’Yvet Bellevue. Suivant le conseil impérieux de sa co pagne, Marthe faisait des économies : elle ay cinquante francs dans le tiroir de sa comme C’était une grande force. L’avenir reculait, Y ver avait été tiède, au coin du poêle nourri coke et d’anthracite.

— Ceux qui ne font pas d’économies sont idiots, disait Microbe.. Y n’ont pas de fe Quand on à une petite réserve, on peut se t droit, on ne dépend de la mauvaise humeur personne, D’ailleurs, tu ne te prives de rien 1"

Marthe en convenait, Elle faisait ses repas, et comme Alfred payait le Journal, crobe, le Conteur populaire, elle donnait tous samedis deux sous pour une livraison des Gra Romanciers. Ainsi avait-elle sa pleine proveni de feuilletons. Elle y trouvait le dessert de la w elle y développait ses songes.

A l’existence même, elle ne demandait qu travail régulier et pas exténuant, trois repas, chambre, son lit, le spectacle de la rue, quelq promenade, une partie de bavardage avec M crobe et Gaufre, Elle n’attendait plus l’amour la richesse, ni des personnages prodigieux, # gnifiques ou grandiloquents : elle s’en content dans les feuilletons. Ils les donnaient sans cor ter.

Lilas ne s’impatientait pas de voir étert ll ment réparaître les mêmes héros, les RARES times et les mêmes amours. Elle les re naissait sans les reconnaître. De faibles nuanc lui suffisaient pour les différencier, Ils étaie trop selon son cœur pour qu’elle les désir autres ; même elle se fâchait presque, qui Fa teur introduisait des personnages dont on nec cernait pas nettement le caractère, Elle aima pourtant la nouveauté des péripéties, et nes plaignait jamais qu’elles fussent trop com quées ; quelque obscurité ne lui déplaisait pi dans l’enchaînement des circonstances : ale les dénouements revétaient un aspect myst rieux dont elle demeurait longtemps émue :

Ce qui la charmait par-dessus toutes chos : c’était a’ être délivrée des mâles, Comme ge tait toujours avec Alfred et Microbe, et vait la poursuivre, Une telle paix it pre

gieuse.