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marthe baraquin

Les jours coulèrent. Maille à maille, la sécurité se tissait dans le cœur de Marthe Elle travaillait avec patience, assise près de la fenêtre, un rideau levé. Comme elle était preste, elle pouvait s’accorder des pauses. Et elle observait, en bas, la vie de l’humanité. Dès le matin, la lutte commençait : elle se décelait dans la casquette, la blouse et la veste de l’ouvrier, elle était aux jupes lâches des femmes, aux caprices du gamin et de la gamine, chez le marchand de cidre, de vin et d’apéritifs, dans la grotte noire du charbonnier et la petite épicerie branlante ; elle courait avec le fiacre furtif ou titubait avec la lourde charrette ; elle haletait avec l’automobile, et elle palpitait encore, fiévreuse, saccadée, pitoyable, derrière les grands murs de Sainte-Anne.

Comme Lilas était naïve, elle n’en voyait que la surface : ainsi ne voyons-nous qu’une nuance rouge ou jaune, au lieu des trillions de vibrations qui se cachent sous la lumière. Et elle se figurait beaucoup de menues joies. La ménagère qui rapporte le pain ou les pommes de terre, l’homme qui vide un verre sur le zinc, l’enfant qui mordille une tablette de vieux chocolat, ou simplement une chevelure qui luit, nette et bien échafaudée, une table servie de bols, de cafetières et d’une miche avaient des significations séduisantes.

Quant à Marthe même, elle fut heureuse. C’était une griserie d’oubli, le renouveau, la liberté, la douceur de n’être tourmentée ni par les hommes ni par la mère Baraquin. Dans les repas qu’elle faisait, à midi, avec Céline, à sept heures avec Céline et Alfred, il y avait un charme extraordinaire. Au lieu d’Antoinette maussade, des soupes charbonneuses et des ragoûts au suif, elle eut des compagnons qui causaient sans aigreur et des plats qui lui faisaient chaud au cœur. Alfred était gourmand : il lui fallait des escalopes, du gigot, des côtelettes, de la saucisse fraîche, du boudin cuit au four, des tripes choisies ; il aimait à faire lui-même son café dans une cafetière de terre vernie, où il versait l’eau bien bouillante, à petits coups. Cette gourmandise impatientait Céline, mangeuse rapide et sommaire qui, l’appétit une fois satisfait, ne tenait guère à la nourriture. Mais il est toujours un point où le fort cède au faible : Microbe cédait sur la cuisine, exigeant, en retour, qu’Alfred ne dépassât pas seize sous par jour pour le cabaret et le tabac.

Alfred Chaigneux, dit Gaufre, était un homme bonasse, qui racontait beaucoup d’anecdotes. Comme Céline ne l’écoutait guère, il s’adressait à Lilas.

Lent et presque pensif, les mots demeuraient souvent tapis dans sa cervelle. Alors il devenait très rouge, sa barbe en copeaux avait des oscillations, il faisait de la main un geste bizarre, comme s’il cherchait à attraper une puce. D’ailleurs, il observait avec justesse ; au fond de son œil se fixaient des images précises.

— L’écoute pas ! riait Microbe. Il en a jusqu’à demain matin.

Il n’ennuyait pas Marthe. Elle aimait qu’on lui racontât les actes des gens qu’elle n’avait jamais vus ; elle s’en faisait tout de suite une idée — et cette idée était si nette qu’elle éprouvait une grande surprise lorsque les circonstances lui faisaient connaître la réalité, car jamais l’une et l’autre ne coïncidaient. De même, sans doute, éprouverions-nous un étonnement excessif s’il nous était donné de voir en vie les Grecs, les Romains ou les hommes de Ninive.

Après le dîner, ils faisaient une promenade le long du boulevard Auguste-Blanqui. Lilas éteignait ses cheveux sous un fichu noir et brunissait ses sourcils au cosmétique. Tous trois, doués d’yeux perçants, épiaient l’étendue. Les premiers soirs, la jeune fille avait grand’peur ; elle croyait partout reconnaître Huraud ou ses acolytes.

— T’es bête ! faisait Microbe.. Qu’est-ce qu’ils viendraient fiche par ici ?

— Tant qu’à ça, disait Alfred, c’est du monde qu’est organisé. Ils ont leur police. Y se passent des signalements de quartier à quartier. Mais, avec ce fichu et ces sourcils noircis, y n’y verraient que du feu !

Pour plus de sûreté, Marthe imagina de passer un petit châle entre son corsage et son épaule droite.

— Ça, c’est très bien vu ! approuva Alfred. Mademoiselle a quasiment l’air d’une bossue.

En ce temps, on achevait le Métro : posé sur de vastes piles, il franchissait la vallée qui se creuse de la place Saint-Jacques à la place d’Italie. Les promeneurs admiraient ce tas énorme de ferraille et de pierres, la gare aérienne, le profil impressionnant du monstre… À droite, on entr’apercevait un district encore sauvage qui s’étend, coupé de terrains vagues, entre la Butte-aux-Cailles, le boulevard et la rue de Tolbiac : à gauche, apparaissaient des fabriques, des habitations caduques, des clôtures de planches vermoulues, rongées, détraquées.

Il y avait un terrain clos auquel tous trois s’intéressaient. Par les brèches, on discernait des wagons et des roulottes, rangés parmi des gravats ; une végétation sauvage et des blocs calcaires. Plusieurs de ces roulottes décelaient la vie : des lueurs transsudaient par leurs petites fenêtres. Mystérieusement, un homme, une femme, un gamin filaient entre les roues, dans la pénombre. Chaigneux et ses compagnes s’arrétaient, Dans leurs âmes populaires, ils retrouvaient quelque réminiscence atavique, et l’un d’eux disait :

— Y sont peut-être heureux !

Ils étaient enclins à le croire. Alfred ajoutait :

— Pourquoi pas ? Moi, d’abord, je vivrais très bien là dedans… Je voyagerais… Figurez-vous,