Page:Rostand - Discours de réception, 1903.djvu/15

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trer plus pittoresque dans sa simplicité, et, dans son honnêteté, plus romanesque qu’on n’imagine. Je n’ai vu M. de Bornier que deux ou trois fois, de sorte qu’il a gardé pour moi tout un attendrissant mystère de vieux petit gentilhomme de roman, original, vif et bon avec une figure rose toute mangée de barbe d’argent, des yeux d’eau claire, de minuscules mains toujours agitées et fréquemment escamotées par des manchettes vastes, et je ne sais quelle grâce de gaucherie un peu fantastique qui me le faisait encore apparaître comme le kobold de la Tragédie. Il faudrait que sa vie fût murmurée comme une légende : la Légende du Dernier Tragique. Et il faudrait aussi qu’elle fût dite comme un conte à la Daudet, un conte où, dans de la lumière du Midi, viendrait danser de la poussière de bibliothèque ; et ce serait à peu près l’aventure d’un Petit Chose qui finit par être l’Immortel ; et le titre serait tout trouvé Histoire d’un pêcheur de lune. Messieurs, savez-vous ce que c’est que la pêche à la lune ?

C’est un genre de pêche qui se pratique à Lunel, du moins à ce que je me suis laissé chanter, en provençal. La chanson dit : « Lou gens de Lunel… » Mais, au fait, non, Mistral n’est pas là : je ne peux parler que français. Les gens de Lunel ont pêché la lune, dit la chanson. Je vous avoue que lorsque j’ai appris que cette petite ville était une importante pêcherie de lune, cela m’a donné à rêver. Je croyais voir, sur les berges silencieuses du Vidourle, arriver à pas furtifs tout un peuple de pêcheurs nocturnes, porteurs d’étranges éperviers. La lune luit dans l’eau ; les filets tombent ; elle disparaît… oh ! la jolie pêche ! Quelquefois, peut-être en s’y prenant bien doucement, arrive-t-on à voir cette