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SCENE VI

ABRAHAM.

Ce lieu où s’assemblent les convives ne doit pas entendre de plaintes.

L’HÔTELIER.

Marie, notre dame, pourquoi soupirez-vous ? pourquoi versez-vous donc des larmes ? N’êtes-vous pas dans cette maison depuis deux ans ? Jamais je ne vous ai vu gémir, jamais je n’ai remarqué que vos propos fussent plus tristes.

MARIE.

Plût à Dieu que la mort m’eût enlevée il y a trois ans ! je ne serais point descendue à cet excès d’opprobre.

ABRAHAM.

Je ne viens pas ici pour pleurer vos péchés, mais pour partager votre amour.

MARIE.

Un léger repentir m’attristait et me faisait ainsi parler ; mais livrons-nous à la joie et aux plaisirs de la table ; car, comme vous m’en faites souvenir, ce n’est pas le moment de pleurer mes péchés.

(Ils se mettent à table.)
ABRAHAM.

Nous avons assez mangé, nous avons assez bu, grace à votre libérale hospitalité, ô digne hôtelier ! Permettez-moi de quitter la table pour aller reposer dans un lit mon corps fatigué et goûter un doux repos.

L’HÔTELIER.

Comme vous voudrez.

MARIE.

Levez-vous, mon seigneur, levez-vous ; je vais vous accompagner.

ABRAHAM.

Je le désire ; rien ne m’aurait fait sortir d’ici si vous n’aviez dû me suivre[1].



Scène VII.

MARIE, ABRAHAM.
MARIE.

Voici une chambre où nous serons bien ; voici un lit qui n’est point celui d’un pauvre. Asseyez-vous, que je vous épargne la peine d’ôter votre chaussure.

ABRAHAM.

Fermez d’abord le verrou avec soin, que personne ne puisse entrer.

MARIE.

Que cela ne vous inquiète pas ; je ferai en sorte que personne ne puisse arriver jusqu’à nous.

ABRAHAM, à part.

II est temps maintenant d’ôter le grand chapeau qui couvre ma tête et de montrer qui je suis. (haut.) Ô ma fille d’adoption ! ô moitié de mon âme, Marie ! reconnaissez-vous en moi ce vieillard qui vous a nourrie avec la tendresse d’un père et qui vous a donné pour épouse au Fils unique du roi des cieux ?

MARIE.

Ô Dieu ! c’est mon père et mon maître Abraham, qui me parle !

(Elle se prosterne.)


ABRAHAM.

Que t’est-il donc arrivé, ma fille ?

MARIE.

De bien grands malheurs.

ABRAHAM.

Qui t’a trompée ? qui t’a séduite ?

MARIE.

Celui qui a perdu nos premiers pères.

ABRAHAM.

Que sont devenus ces entretiens que tu avais sur la terre avec les anges ?

MARIE.

Ils sont tout-à-fait perdus.

ABRAHAM.

Où est ta pudeur virginale ? où est ton admirable chasteté ?

MARIE.

Perdue ! tout-à-fait perdue !

ABRAHAM.

Si tu ne rentres pas dans la voie du salut, peux-tu espérer de recevoir le prix de tes jeûnes, de tes veilles, de tes prières, puisque, tombée de la hauteur du ciel tu t’es précipitée dans les profondeurs de l’enfer ?

MARIE.

Hélas !


ABRAHAM.

Pourquoi m’as-tu méprisé ? pourquoi m’as-tu abandonné ? pourquoi ne m’avoir pas instruit de ta chute ? Aidé de mon cher Ephrem, nous aurions fait pour toi pénitence.

MARIE.

Après que je fus tombée dans le péché, souillée comme je l’étais, je n’osai plus m’approcher de votre sainteté.


ABRAHAM.

Qui jamais vécut exempt de péché, si ce n’est le Fils de la Vierge ?

MARIE.

Personne.

ABRAHAM.

Pécher est une faiblesse de l’humanité ;

  1. Je ne puis m’empêcher de faire remarquer combien il y a d’art délicat et de grace pudique dans tous les mots à double entente, que le bon ermite prononce dans cette scène et dans la précédente.

TH. ANTÉRIEUR À LA RENAISSANCE