Page:Rouché - L’Art théâtral moderne, 1910.djvu/12

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Telles différences sautent aux yeux, et il est évident que la décoration d’une tragédie et celle d’une comédie ne doivent point communiquer à l’œil et à l’esprit la même impression ; mais d’autres dissemblances sont plus délicates à percevoir ; l’Iphigénie d’Euripide ne se peut point monter dans les mêmes décors que l’Iphigénie de Racine, ni une fantaisie de Shakespeare dans ceux d’une fantaisie de Musset, ni même toutes les fantaisies de Musset devant des toiles de fond identiques ; et le jardin de Fantasio, par exemple, n’est pas celui qui convient à On ne badine pas avec l’amour. Le décorateur doit tenir compte du caractère spécial de la pièce.

Il faut ensuite qu’il tienne compte du théâtre où il la monte ; la scène du Théâtre-Français n’est point celle du Vaudeville ; la même pièce y apparaîtra sous des aspects différents.

Mais, ce qui est plus important encore, et ce que le décorateur ne doit jamais perdre de vue, c’est l’époque même où il vit, l’ensemble des sensations, des idées, des impressions, des notions communes à ses contemporains, et qui constituent la vision d’art particulière à chaque génération. En vain prétendrait-on, pour la reconstitution du passé, et même pour la représentation du présent, obtenir, à grand effort de recherches érudites, une précision regrettable et laborieuse ; la vérité ainsi atteinte aujourd’hui, paraîtrait demain fausse et surannée. Chaque âge se fait des diverses époques du passé une conception plus ou moins arbitraire, et qui change avec lui ; il utilise pour cela les connaissances que la science lui livre, en les vulgarisant.

Ainsi, pour certaines pièces, les précisions historiques paraissent superflues. Pourquoi le metteur en scène qui cherche à rendre une pièce de Shakespeare, n’aurait-il pas la même fantaisie archéologique que l’illustre dramaturge ? Ne montrerait-il pas Mantoue avec sa mer et son port ! Le blâmera-t-on de n’avoir pas représenté les pavés de Venise arrangés en « arêtes de hareng », d’avoir oublié qu’en 1590 les palais vénitiens étaient recouverts d’un placage de marbre plus ou moins travaillé, et de stuc couvert d’ornements peints ! Ne vaut-il pas mieux lui laisser la liberté de peindre pour Shylock des façades en briques rouges, si cette note ajoute un charme à la tonalité de son décor et à celle de ses costumes ? Quelle date choisir pour Fantasio ? Quels costumes ? L’époque du bouffon de cour, celle du bourgeois « à queue » ou de Mlle Grisi ?