Page:Rouquette - La Thébaïde en Amérique, 1852.djvu/132

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a tant de soin de ceux-là, délaisserat-il, sans vêtement et sans nourriture, l’anachorète qui aura tout quitté pour le trouver et l’aimer dans la solitude ?

Parce que la vie anachorétique n’a pas encore existé dans la Thébaïde occidentale, parce qu’il n’y a pas eu de Solitaires jusqu’à présent en Amérique, parce que ces plantes mystiques n’ont pas encore fleuri sous le ciel rayonnant de notre belle patrie ; parce que cette Terre Nouvelle, chantée par Chateaubriand, rêvée par Fénélon et Lacordaire, et contemplée de loin avec désir par tout cœur ardent et enthousiaste, par toute âme qui est lasse d’agitation et d’incertitude, et qui soupire après le repos et l’isolement dans un désert sauvage ; parce que l’Occident américain n’a pas encore produit ces fruits célestes du christianisme, est-ce une raison pour croire qu’il n’en produira jamais, qu’il n’en produira pas bientôt ? — La vie anachorétique, réalisée tant de fois et en tant de lieux divers, pourquoi serait-elle irréalisable ici et par nous ?

Pourquoi paraît-elle donc si difficile, si impraticable de nos jours ? — Pourquoi est-elle si méconnue, si méprisée, et regardée comme une folie ? — C’est que la foi n’est plus ce qu’elle était, et l’amour divin est presque éteint dans les cœurs ! L’Orient a eu ses grottes, ses cellules, ses monastères, son peuple de cénobites, ses innombrables anachorètes, ses angéliques solitaires : — l’Occident aura les siens ! — Non, non, Dieu n’a pas fait de si hautes montagnes, de si belles forêts, des déserts si vastes, tant de lacs semés d’îles, une terre si riche et si féconde, il n’a pas fait l’Amérique sauvage pour être habitée seulement par des animaux et des hommes tout matériels : ici, comme ailleurs, Dieu suscitera des Paul, des Antoine et des Hilarion ! — L’Amérique aura ses ordres religieux, nouveaux ou renouvelés ; — ses fondateurs ou ses réformateurs !

Faisons une supposition : il y a là quelques hommes ; ce ne sont pas des saints, si vous le voulez, mais ils ont le désir sincère de le devenir ; et pour cela, ils veulent prendre tous les moyens qui peuvent le plus sûrement les conduire à ce but. Ils se réunissent donc un jour, ils s’agenouillent devant un crucifix, et prient ensemble pour invoquer les lumières d’en haut, afin de ne rien faire par un mouvement purement naturel : en se relevant de là, ils se disent avec crainte et tremblement, avec une pieuse anxiété : « il ne fait pas bon d’être ici ; nous sommes exposés sur une mer orageuse ; nous sommes environnés d’écueils ; notre barque, à chaque instant, est sur le point de se briser contre les rochers ; de tristes naufrages, d’imminents dangers nous avertissent de gagner le port et de nous mettre à l’abri des tempêtes qui nous menacent ; — partons, sans plus de retard ; quittons la ville, et fuyons dans le désert ; obéissons à l’attrait qui nous sollicite si puissamment ; craignons qu’en résistant aujourd’hui à la grâce, demain la nature seule n’agisse en nous et nous rende infidèles à notre vocation. » — Et voilà que ces hommes, unis par une ardente charité et un égal désir de leur salut, quittent la ville avec joie, comme une prison, et s’enfuient en hâte pour aller s’établir dans le désert. Arrivés dans le lieu désiré, ils se bâtissent des cellules et un oratoire ; et ils s’écrient, dans leur sainte allégresse : « c’est ici le lieu de notre repos ; nous y demeurerons, parce que nous l’avons choisi ! »