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Page:Rouquette - La Thébaïde en Amérique, 1852.djvu/43

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vine si obscurcie par les sombres nuages de l’erreur, les passions animales tellement déchaînées, que les hommes ne comprennent plus rien aux choses de Dieu ; la vie de la plupart des Saints est regardée comme plus admirable qu’imitable. — Plus admirable qu’imitable ! et pourquoi ? La religion est la même ; la grâce la même ; le bras de Dieu n’est pas raccourci : qui donc a changé ? — c’est l’homme qui ne veut plus ! Si l’homme voulait aujourd’hui comme il a voulu autrefois, il opérerait les mêmes œuvres admirables, les mêmes merveilles de sainteté. L’homme s’est animalisé, il s’est matérialisé : l’argent, voilà son idole !

Nous ne savons plus aimer et souffrir : comment donc pourrions-nous devenir des Saints ? Tout est possible et facile à l’amour : dès que l’on trouve impossible ou difficile une chose, c’est que l’on n’aime pas, ou l’on aime peu. Vainqueur de tout, même de la mort, l’amour est lui même invincible : c’est l’amour qui fait les héros ! C’est dans le cœur qu’est la volonté ; tout ce que le cœur veut est facile. Le dévouement est une inspiration, un mouvement impétueux de l’âme, un enthousiasme, un acte d’héroïsme : dans tout cela il ne peut y avoir long raisonnement, froid calcul, prévoyance, inquiétude, hésitation. C’est l’égoïsme, c’est la vertu ordinaire qui procède ainsi. Le dévouement est un élan spontané, un entraînement, une sorte de folie ; car tout ce qui n’est pas vulgaire, commun, parait extravagant ; et voilà pourquoi l’amour de la croix est appelé une folie ; et voilà pourquoi l’amour divin, qui fait les Saints, est appelé aussi une folie. Notre siècle est d’un égoïsme glacial ; il calcule et combine avec une admirable exactitude : son égoïsme l’a rendu habile mathématicien. Autrefois, le Saint disait avec le cœur : je veux, et il agissait. Aujourd’hui, avant d’agir, l’homme calcule avec l’esprit ; il pèse tout, et il agit selon les chances de succès réels, temporels et terrestres. Aussi, il n’y a plus de grands hommes ni de grandes vertus : il n’y a que des hommes et des vertus ordinaires ; et tout acte de dévouement sublime paraît une étrangeté, une folie : l’on n’y croit plus ! Et celui qui pense avoir le plus échappé à cette influence du siècle y est encore soumis en maintes circonstances.

Comme nous le dit le jeune philosophe Lyonnais, Blanc Saint-Bonnet :

« Les hommes de ce siècle parlent avec complaisance de leur prudence froide, de leurs calculs d’intérêt bien entendu, de leur peu de disposition à céder aux sentiments : il faut les en féliciter ! Nous savons ce qu’il leur en coûte pour se réduire à cet état, de castors civilisés. »

De là vient qu’aujourd’hui nous avons tant d’admiration pour les Saints, et si peu l’esprit d’imitation. De là vient que nous trouvons la plupart de leurs actions plutôt admirables qu’imitables.

Oui, en lisant les vies des Saints, nous avons de la peine à croire qu’ils étaient de la même race que nous : quels logiciens, quels hommes d’amour, quels héros étaient les Saints ! Ils l’étaient, eh bien ! pourquoi ne le serions-nous pas comme eux ?

Le P. Binet nous dit, dans son vieux langage :

« Ce qu’un homme a fait, de vrai, un autre peut le faire, puisque la grâce de Dieu frappe toujours à la porte du cœur humain. C’était cette sainte pensée qui perçait toujours le cœur de Saint-Augustin : « Pourquoi, disait-il, ne pourrais-je pas bien faire ce que tant d’hommes et tant de femmes ont fait heureusement ? »

« La transmigration des âmes, c'est