Page:Rouquette - La Thébaïde en Amérique, 1852.djvu/61

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muniquer, reste seul avec Dieu seul, dans un vaste désert, durant près de cent ans, ignorant tout ce qui se passe dans le monde, l’établissement de la religion, les révolutions des empires, et jusqu’à la succession des temps ; connaissant à peine les choses dont il ne peut absolument se passer, le ciel qui le couvre, la terre qui le porte, l’air qu’il respire, l’eau qu’il boit, le pain miraculeux dont il se nourrit. Que pouvait-il faire dans ce grand loisir, diront peut-être, avec les mondains dissipés, ces âmes actives qui croiraient ne pas vivre, si elles n’étaient dans un mouvement perpétuel ? Ce qu’il faisait ? Hélas ! on pourrait avec plus de sujet vous demander ce que vous faites vous-mêmes, lorsque vous ne faites pas ce que le ciel et la terre font, la volonté de Dieu. N’est-ce donc rien faire que de ne faire que ce que Dieu s’est proposé en nous donnant l’être, le contempler, l’adorer, l’aimer ? Est-ce être oisif, et inutile dans ce monde, que d’y être uniquement occupé de ce que les bienheureux font dans l’autre, de ce que Dieu même fait ? Ce qui suffira à tous les Anges et à tous les Saints pendant l’éternité tout entière, ce qui suffira toujours à Dieu même, ne pourrait-il suffire à l’homme durant cette courte et misérable vie ? Faire autre chose, si elle ne se rapporte au même but, si Dieu n’en est le principe comme la fin, si nous ne la faisons dans une dépendance continuelle de sa divine volonté, qui nous demande toujours plus le cœur que la main, et le repos de l’âme plus que son activité, qu’est-ce sinon se détourner de sa fin, perdre son temps, et redemander le néant dont Dieu nous a tirés. » (Traité de la paix intérieure, par le P. de Lombez.)

« Quoiqu’on ne fasse aucune œuvre extérieure, on en fait une qui n’est pas oisive, lorsqu’on prend un saint repos dans la louange et la contemplation de Dieu. » (St-Ambroise.)

Nous voudrions pouvoir partager l’opinion du noble enfant de Lyon, Blanc Saint-Bonnet :

« Avec le temps, les pensées saintes ont peu à peu coulé du cœur ; le parfum s’est répandu au dehors. Toutes ces âmes délicates qui s’abritaient dans les cloîtres, plus nombreuses aujourd’hui, sont appelées dans le monde pour remplacer décidément l’antiquité. L’Évangile n’est plus obligé de retirer ses fleurs sous ses serres. Il a, je crois suffisamment ennobli les mœurs et effacé le paganisme sur les fronts, pour qu’on puisse mener parmi nous une vie éclairée d’en haut et toute consacrée à l’âme. »

Mais nous dirons plutôt avec l’illustre Chateaubriand :

« Il ne faut pas croire qu’il n’y ait point d’homme d’une délicatesse particulière, qui soit formé pour le labeur de la pensée, comme un autre pour le travail des mains. N’en doutons point, nous avons au fond du cœur mille raisons de solitude : quelques-uns y sont entraînés par une pensée tournée vers la contemplation ; d’autres, par une certaine pudeur craintive qui fait qu’ils aiment à habiter en eux-mêmes ; enfin, il est des âmes trop excellentes, qui cherchent en vain dans la nature les autres âmes auxquelles elles sont faites pour s’unir, et qui semblent condamnées à une sorte de virginité morale ou de veuvage éternel. C’était surtout pour ces âmes solitaires que la religion avait élevé ses retraites. »

« On dira peut-être que les causes qui donnèrent naissance à la vie monastique n’existent plus. Et quand donc ces causes ont-elles cessé ?… Ah ! lorsque les maux des siècles barbares se sont évanouis, la société, si habile à tourmenter les âmes, et si ingénieuse en douleur, a bien su faire naître mille autres raisons d’adversité qui nous jettent dans la solitude. Que de passions trompées, que de sentiments trahis, que de dégoûts amers nous entraînent chaque jour hors du monde ! C’est une chose fort belle que ces maisons religieuses où l’on trouvait une retraite assurée contre les coups de la fortune et les orages de son propre cœur. Une orpheline abandonnée de la société, à cet âge où de cruelles séductions sourient à la beauté et à l’innocence, savait du moins qu’il y avait un asile où l’on ne se ferait pas un jeu de la tromper. »

« C’est une philosophie bien barbare et une politique bien cruelle que celles-là qui veulent obliger l’infortuné à vivre au milieu du monde. Des hommes ont été assez peu délicats pour mettre en commun leurs voluptés ; mais l’adversité à un plus noble égoïsme : elle se cache toujours pour jouir de ses plaisirs, qui sont ses larmes. S’il est des lieux pour la santé du corps, ah ! permettez à la religion d’en avoir aussi pour la santé de l’âme, elle qui est bien plus sujette aux maladies, et dont les infirmités sont bien plus difficiles à guérir. » (Génie du Christianisme, Liv. III, ch. 3.)