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LE GRAND SILENCE BLANC

vouloir, je suis toujours passé dans la vie à côté du bonheur. J’aurais pu, comme tant d’autres, ramasser des dollars et retourner chez moi, où je serais devenu un Monsieur comme Monsieur-tout-le-monde. Cela aurait été difficile, les premiers temps, mais je m’y serais fait. J’aurais eu un chapeau melon, et des souliers à boutons, et peut-être aussi une femme… Souvent, j’ai essayé, j’ai rogné sur mon tabac, sur mon whisky, pour économiser… Une fois même, j’ai retenu mon passage à Skagway ; mais, au moment de m’embarquer, je n’ai pas pu, le vent soufflait de l’est m’apportant l’odeur de la terre où nous sommes : j’ai pensé à mille choses, à la neige, à mes chiens, à mes amis les arbres de la forêt, les pins, les thuyas, les bouleaux, les mélèzes, aux noirs rochers de la Passe, aux flots mugissants du Yukon, à la mer d’un blanc laiteux qu’on aperçoit soudain du haut d’un col, à l’eau transparente des lacs formés dans le cratère des volcans morts, à la pyramide aiguë du Saint-Élias que les Indiens appellent « la grande montagne », à mes rivières, la Tanana, portant les bois flottés, la Cooper, aux flots métalliques où les saumons ne vivent pas.

À cette heure, je vous le jure, j’aimais même la Toundra, ses pièges, ses moustiques qui ne dorment jamais, ses maringouins et même ses kissflies qui se logent sous les ongles, sous les cils et rongent les oreilles des chiens. Je regret-