Page:Rousseau - Œuvres et correspondance inédites éd. Streckeisen-Moultou.djvu/182

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156 LETTRES SUR LA VERTU

entre dans la maison par les fenêtres, les sens sont le siège de l’entendement ; au contraire, si la maison est éclairée en dedans, vous fermeriez tout ,que la lumière n’existerait pas moins, quoique retenue ; mais plus vous ouvrirez de fenêtres plus il sortira de clarté, et plus il vous sera facile de discerner les objets environnants. C’est donc une question bien ’puérile de demander comment une âme peut voir, entendre et toucher sans mains, sans yeux et sans oreilles. J’aimerais autant qu’un boiteux de- mandât comment on peut marcher sans béquilles ; il serait bien plus philosophique de demander comment, avec des mains, des yeux et dea oreilles, une âme peut voir, en- tendre et toucher ; car la manière dont le corps et l’âme agissent l’un sur l’autre fut toujours le désespoir de la métaphysique, et pour donner des sensations à la pure matière on est encore plus embarrassé. — Qui sait s’il n’y a pas des esprits de différents degrés de perfection à chacun desquels la nature a donné des corps organisés selon les facultés dont ils sont susceptibles, depuis l’huître jusqu’à nous sur la terre, et depuis nous peut-être jusqu’aux plus sublimes espèces dans les mondes divers ? Qui sait si ce qui distingue l’homme de la bête n’est point que l’âme de celle-ci n’a pas plus de facultés que son corps de sensa- tions, au lieu que l’âme humaine, comprimée dans un corps qui gêne la plupart de ses facultés, veut à chaque instant fof^cer sa prison et joint une audace presque divine à la faiblesse de l’humanité ? N’est-ce pas ainsi que ces grands génies, l’étonnement et l’honneur de leur espèce, franchissent en quelque sorte la barrière des sens, s’élan- cent dans les régions célestes et intellectuelles, et l’élèvent autant au-dessus de l’homme vulgaire que la nature élève