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D’UN ESSAI SUR LES LANGUES. 297

et ceux qui prononcent bien le sont encore moins. Il est frappant combien la prosodie et l’accent se perdent et se défigurent à mesure qu’on s’éloigne de la capitale. N’ayant point de modèle assuré pour régler sa voix, ses tons et ses accents, on se livre uniquement à l’accent corrompu de sa province ; tel arrive à Paris sachant parfaitement sa langue, qui peut à peine se faire entendre en parlant, et qui fait rire aussitôt qu’il ouvre la bouche. Bien plus, la loi de l’usage, n’ayant pas la même fixité dans la pronon- ciation que dans la grammaire, devient arbitraire ; chacun prend son usage particulier pour le bon, et, prévenu que son accent est le seul naturel, taxe tellement d’affectation tout accent qui s’en éloigne, qu’alors c’est même un vice de bien parler. C’est ainsi que chaque province, chaque canton prenant une prononciation particulière, se fait de la langue commune écrite un langage propre en parlant, de sorte qu’à la parole on prendrait le français gascon et le français picard pour deux langues particulières, qui, loin de s’entendre réciproquement, sont à peine entendues de ceux qui parlent le vrai français.

Il est singulier qu’à mesure que les lettres se cultivent, que les arts se multiplient, que les liens de la société gé- nérale se resserrent, la langue se perfectionne tant par l’écriture et si peu par la parole ; pourquoi les hommes, en se rapprochant, sont-ils si soigneux de bien dire à dis- tance, et si peu de l’art de parler de vive voix ? C’est que le discours qu’on prononce se noie au milieu de tant de parleurs, et que la célébrité ne s’acquiert que par les livres.

S’il y avait une liaison moins nécessaire entre la langue écrite et la langue parlée, elles s’éloigneraient insensible- ment et se sépareraient tellement l’une de l’autre qu’elles