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Page:Rousseau - Œuvres et correspondance inédites éd. Streckeisen-Moultou.djvu/324

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298 FRAGMENT

formeraient à la fin deux langues différentes, comme il en arrive au latin et à l’italien ; car la prononciation changeant toujours, et l’orthographe restant la même, on écrirait d’une manière et l’on parlerait d’une autre, jusqu’à ce qu’enfin l’on eût deux idiomes au lieu d’un. — Ce qui em- pêche que cela n’arrive communément ainsi, est que les altérations de la parole se transmettent aussi dans l’écri- ture. Comme il y a plus de gens qui écrivent comme ils parlent que de ceux qui écrivent selon les règles, les chan- gements survenus dans la manière de prononcer, et même dans les locutions en parlant, sont adoptés en écrivant par la plupart des hommes, et, en prenant peu à peu force d’usage, font disparaître enfin celui qui l’a précédé. Voilà comment une langue change par degrés d’esprit et de ca- ractère, et il n’est pas étonnant que ces changements soient plus prompts et plus sensibles dans la langue française que dans aucune autre, attendu que sa prononciation étant moins fixée, moins assujettie aux règles, s’altère plus aisé- ment. Que si depuis une centaine d’années cette altération parait moins sensible, cela ne vient pas seulement des livres excellents du siècle de Louis XIV, lesquels sont de- venus classiques dans celui-ci, mais aussi des changements survenus dans le gouvernement, par lesquels Paris, ayant un ascendant plus marqué sur toutes les provinces, leur impose, pour ainsi dire, aussi promptement la loi du lan- gage que celle du prince, et, les tenant toutes plus dépen- dantes de son usage, les empêche de se communiquer assez les leurs pour qu’ils prévalent dans leur totalité.