Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t1.djvu/160

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comblés, des montagnes rasées, des rochers brisés, des fleuves rendus navigables, des terres défrichées, des lacs creusés, des marais desséchés, des bâtimens énormes élevés sur la terre, la mer couverte de vaisseaux & de matelots ; & que de l’autre, on recherche avec un peu de méditation, les vrais avantages qui ont résulté de tout cela pour le bonheur de l’espece humaine, on ne peut qu’être frappé de l’étonnante disproportion qui regne entre ces choses, & déplorer l’aveuglement de l’homme, qui, pour nourrir son fol orgueil & je ne sais quelle vaine admiration de lui-même, le fait courir avec ardeur après toutes les miseres dont il est susceptible, & que la bienfaisante nature avoit pris soin d’écarter de lui.

Les hommes sont méchants ; une triste & continuelle expérience dispense de la preuve ; cependant l’homme est naturellement bon, je crois l’avoir démontré ; qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point, sinon les changemens survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits, & les connoissances qu’il a acquises ? Qu’on admire tant qu’on voudra la société humaine, il n’en sera pas moins vrai qu’elle porte nécessairement les hommes à s’entre-haÏr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services apparens & à se faire en effet tous les maux imaginables. Que peut-on penser d’un commerce où la raison de chaque particulier lui dicte des maximes directement contraires à celles que la raison publique prêche au corps de la société, & où chacun trouve son compte dans le malheur d’autrui ? Il n’y a peut-être pas un homme aisé à qui des héritiers avides & souvent ses propres enfans ne souhaitent la mort en secret ; pas un vaisseau en mer dont le naufrage ne fût une bonne nouvelle pour quelque négociant ; pas une maison qu’un débiteur de mauvaise foi ne