Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t1.djvu/167

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avantages de l’industrie & de l’effet réel qui résulte de ses progres.

Telles sont les causes sensibles de toutes les miseres où l’opulence précipite enfin les nations les plus admirées. À mesure que l’industrie & les arts s’étendent & fleurissent, le cultivateur méprisé, chargé d’impôts nécessaries à l’entretien du luxe, & condamné à passer sa vie entre le travail & la faim, abandonne ses champs pour aller chercher dans les villes le pain qu’il y devroit porter. Plus les capitales frappent d’admiration les yeux stupides du peuple, plus il faudroit gémir de voir les campagnes abandonnées, les terres en friche, & les grands chemins inondés de malheureux citoyens devenus mendians ou voleurs, & destinés à finir un jour leur misere sur la roue ou sur un fumier. C’est ainsi que l’Etat s’enrichissant d’un côté s’affoiblit & se dépeuple de l’autre, & que les plus puissantes monarchies, après bien des travaux pour se rendre opulentes & désertez, finissent par devenir la proie des nations pauvres qui succombent à la funeste tentation de les envahir, & qui s’enrichissent & s’affoiblissent à leur tour, jusqu’à ce qu’elles soient elles-mêmes envahies & détruites par d’autres.

Qu’on daigne nous expliquer une fois ce qui avoit pu produire ces nuées de Barbares qui, durant tant de siecles, ont inondé l’Europe, l’Asie & l’Afrique. Etoit-ce à l’industrie de leurs arts, à la sagesse de leurs loix, à l’excellence de leur police, qu’ils devoient cette prodigieuse population ? Que nos savans veuillent bien nous dire pourquoi, loin de multiplier à ce point, ces hommes féroces & brutaux, sans lumieres, sans frein, sans éducation, ne s’entr’égorge aient pas tous à chaque instant, pour se disputer leur pâture ou leur chasse ? Qu’ils nous expliquent comment ces misérables ont eu seulement la hardiesse de regarder en face de si habiles gens que nous étions, avec une si belle discipline