Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/108

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plus circonspect à saisir les occasions de le satisfaire, & à force de les vouloir sûres, je n’en trouvai plus du tout.

Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n’ai pu me guérir & qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup démenti les prédictions du commis. J’aimois trop sincérement, trop parfaitement, j’ose dire, pour pouvoir aisément être heureux. Jamais passions ne furent en même tems plus vives & plus pures que les miennes ; jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai, plus désintéressé. J’aurois mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la personne que j’aimois ; sa réputation m’étoit plus chere que ma vie & jamais pour tous les plaisirs de la jouissance je n’aurois voulu compromettre un moment son repos. Cela m’a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de précaution dans mes entreprises que jamais aucune n’a pu réussir. Mon peu de succès près des femmes est toujours venu de les trop aimer.

Pour revenir au flûteur Egiste, ce qu’il y avoit de singulier étoit qu’en devenant plus insupportable, le traître sembloit devenir plus complaisant. Dès le premier jour que sa dame m’avoit pris en affection, elle avoit songé à me rendre utile dans le magasin. Je savois passablement l’arithmétique ; elle lui avoit proposé de m’apprendre à tenir les livres : mais mon bourru reçut très-mal la proposition, craignant peut-être d’être supplanté. Ainsi tout mon travail, après mon burin, étoit de transcrire quelques comptes & mémoires, de mettre au net quelques livres & de traduire quelques lettres de commerce d’italien en français. Tout-d’un-coup mon homme s’avisa de revenir à la proposition faite & rejetée & dit qu’il