Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/22

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étoit pour moi si nouvelle que je ne pouvois me lasser d’en jouir. Je pris pour elle un goût si vif qu’il n’a jamais pu s’éteindre. Le souvenir des jours heureux que j’y ai passés m’a fait regretter son séjour & ses plaisirs dans tous les âges ; jusqu’à celui qui m’y a ramené. M. Lambercier étoit un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeoit point de devoirs extrêmes. La preuve qu’il s’y prenoit bien est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappellé avec dégoût mes heures d’étude & que, si je n’appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j’appris je l’appris sans peine & n’en ai rien oublié.

La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d’un prix inestimable en ouvrant mon cœur à l’amitié. Jusqu’alors je n’avois connu que des sentimens élevés, mais imaginaires. L’habitude de vivre ensemble dans un état paisible m’unit tendrement à mon cousin Bernard. En peu de tems j’eus pour lui des sentimens plus affectueux que ceux que j’avois eus pour mon frere & qui ne se sont jamais effacés. C’étoit un grand garçon fort efflanqué, fort fluet, aussi doux d’esprit que foible de corps & qui n’abusoit pas trop de la prédilection qu’on avoit pour lui dans la maison, comme fils de mon tuteur. Nos travaux, nos amusemens, nos goûts étoient les mêmes ; nous étions seuls ; nous étions de même âge ; chacun des deux avoit besoin d’un camarade : nous séparer étoit en quelque sorte nous anéantir. Quoique nous eussions peu d’occasions de faire preuve de notre attachement l’un pour l’autre, il étoit extrême, & non-seulement nous ne pouvions vivre un instant séparés, mais nous n’imaginions pas que nous puissions jamais