Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/275

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J’ignore si Claude Anet s’apperçut de l’intimité de notre commerce. J’ai lieu de croire qu’il ne lui fut pas caché. C’étoit un garçon ait clairvoyant mais ait discret, qui ne parloit jamais contre sa pensée mais qui ne la disoit pas toujours. Sans me faire le moindre semblant qu’il fût instruit, par sa conduite il paroissoit l’être, & cette conduite ne venoit sûrement pas de bassesse d’ame, mais de ce qu’étant entré dans les principes de sa maîtresse, il ne pouvoit désapprouver qu’elle agît conséquemment. Quoiqu’aussi jeune qu’elle, il étoit si mûr & si grave, qu’il nous regardoit presque comme deux enfans dignes d’indulgence & nous le regardions l’un & l’autre comme un homme respectable dont nous avions l’estime à ménager. Ce ne fut qu’après qu’elle lui fut infidèle que je connus bien tout l’attachement qu’elle avoit pour lui. Comme elle savoit que je ne pensois, ne sentois, ne respirois que par elle, elle me montroit combien elle l’aimoit afin que je l’aimasse de même & elle appuyoit encore moins sur son amitié pour lui que sur son estime, parce que c’étoit le sentiment que je pouvois partager le plus pleinement. Combien de fois elle attendrit nos cœurs & nous fit embrasser avec larmes, en nous disant que nous étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie ; & que les femmes qui liront ceci ne sourient pas malignement. Avec le tempérament qu’elle avoit, ce besoin n’étoit pas équivoque : c’étoit uniquement celui de son cœur.

Ainsi s’établit entre nous trois une société sans autre exemple peut-être sur la terre. Tous nos vœux, nos soins, nos cœurs étoient en commun. Rien n’en passoit au-delà de ce petit cercle. L’habitude de vivre ensemble & d’y vivre exclusivement