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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/304

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l’amertume. Je lui disois : vous voilà dépositaire de tout mon être ; faites en sorte qu’il soit heureux. Deux ou trois fois quand j’étois le plus mal, il m’arriva de me lever dans la nuit & de me traîner à sa chambre, pour lui donner sur sa conduite des conseils, j’ose dire pleins de justesse & de sens, mais où l’intérêt que je prenois à son sort se marquoit mieux que toute autre chose. Comme si les pleurs étoient ma nourriture & mon remede, je me fortifiois de ceux que je versois auprès d’elle, avec elle, assis sur son lit & tenant ses mains dans les miennes. Les heures couloient dans ces entretiens nocturnes & je m’en retournois en meilleur état que je n’étois venu : content & calme dans les promesses qu’elle m’avoit faites, dans les espérances qu’elle m’avoit données, je m’endormois là-dessus avec la paix du cœur & la résignation à la Providence. Plaise à Dieu qu’après tant de sujets de haïr la vie, après tant d’orages qui ont agité la mienne & qui ne m’en font plus qu’un fardeau, la mort qui doit la terminer me soit aussi peu cruelle qu’elle me l’eût été dans ce moment-là !

À force de soins, de vigilance & d’incroyables peines, elle me sauva & il est certain qu’elle seule pouvoit me sauver. J’ai peu de foi à la médecine des médecins, mais j’en ai beaucoup à celle des vrais amis ; les choses dont notre bonheur dépend se font toujours beaucoup mieux que toutes les autres. S’il y a dans la vie un sentiment délicieux, c’est celui que nous éprouvâmes d’être rendus l’un à l’autre. Notre attachement mutuel n’en augmenta pas, cela n’étoit pas possible ; mais il prit je ne sais quoi de plus intime, de plus touchant