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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/511

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pas faite avec plaisir, & ce seroit assurément la chose du monde la plus incroyable que l’Héloïse & l’Emile fussent l’ouvrage d’un homme qui n’aimoit pas les enfans.

Je n’eus jamais ni présence d’esprit ni facilité de parler ; mais depuis mes malheurs ma langue & ma tête se sont de plus en plus embarrassées. L’idée & le mot propre m’échappent également, & rien n’exige un meilleur discernement & un choix d’expression plus justes que les propos qu’on tient aux enfans. Se qui augmente encore en moi cet embarras est l’attention des écoutans, les interprétations & le poids qu’ils donnent à tout ce qui part d’un homme qui, ayant écrit expressément pour les enfans, est supposé ne devoir leur parler que par oracles. Cette gêne extrême & l’inaptitude que je me sens me trouble, me déconcerte & je serois bien plus à mon aise devant un monarque d’Asie que devant un bambin qu’il faut faire babiller.

Un autre inconvénient me tient maintenant plus éloigné d’eux, & depuis mes malheurs je les vois toujours avec le même plaisir, mais je n’ai plus avec eux la même familiarité. Les enfans n’aiment pas la vieillesse, l’aspect de la nature défaillante est hideux à leurs yeux, leur répugnance que j’aperçois me navre & j’aime mieux m’abstenir de les caresser que de leur donner de la gêne ou du dégoût. Ce motif qui n’agit que sur des ames vraiment aimantes est nul pour tous nos docteurs & doctoresses. Madame Geoffrin s’embarrassoit fort peu que les enfans eussent du plaisir avec elle pourvu qu’elle en eût avec eux. Mais pour moi ce plaisir est pis que nul, il est négatif quand il n’est pas partagé, & je