Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/526

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en avons passés de tels, mais qu’ils ont été courts & rapides, & quel destin les a suivis ! Il n’y a pas de jour où je ne me rappelle avec joie & attendrissement cet unique & court tems de ma vie où je fus moi pleinement, sans mélange, & sans obstacle, & où je puis véritablement dire avoir vécu. Je puis dire, à-peu-près comme ce Préfet du Prétoire qui, disgracié sous Vespasien, s’en alla finir paisiblement ses jours à la campagne ; j’ai passé soixante & dix ans sur la terre & j’en ai vécu sept. Sans ce court mais précieux espace je serois resté peut-être incertain sur moi ; car tout le reste de ma vie, facile & sans résistance, j’ai été tellement agité, ballotté, tiraillé par les passions d’autrui que, presque passif dans une vie aussi orageuse, j’aurois peine à démêler ce qu’il y a du mien dans ma propre conduite, tant la dure nécessité n’a cessé de s’appesantir sur moi. Mais durant ce petit nombre d’années, aimé d’une femme pleine de complaisance & de douceur, je fis ce que je voulois faire, je fus ce que je voulois être, & par l’emploi que je fis de mes loisirs, aidé de ses leçons & de son exemple, je sus donner à mon ame, encore simple & neuve, la forme qui lui convenoit davantage, & qu’elle a gardée toujours. Le goût de la solitude & de la contemplation naquit dans mon cœur avec les sentimens expansifs & tendres faits pour être son aliment. Le tumulte & le bruit les resserrent & les étouffent, le calme & la paix les raniment & les exaltent. J’ai besoin de me recueillir pour aimer. J’engageai Maman à vivre à la campagne. Une maison isolée au penchant d’un vallon fut notre asyle, & c’est-là que dans l’espace de quatre ou cinq ans j’ai joui d’un siecle de vie, & d’un bonheur pur & plein qui couvre