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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/56

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m’empoisonnera. Veux-je absolument être bien servi ? Que de soins, que d’embarras ! avoir des amis, des correspondans, donner des commissions, écrire, aller, venir, attendre, & souvent au bout être encore trompé. Que de peine avec mon argent ! je la crains plus que je n’aime le bon vin.

Mille fois durant mon apprentissage & depuis, je suis sorti dans le dessein d’acheter quelque friandise. J’approche de la boutique d’un pâtissier ; j’apperçois des femmes au comptoir ; je crois déjà les voir rire & se moquer entr’elles du petit gourmand. Je passe devant une fruitiere, je lorgne du coin de l’œil de belles poires, leur parfum me tente ; deux ou trois jeunes gens tout près de-là me regardent ; un homme qui me connoît est devant sa boutique ; je vois de loin venir une fille : n’est-ce point la servante de la maison ? Ma vue courte me fait mille illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de ma connoissance : par-tout je suis intimidé, retenu par quelque obstacle : mon désir croît avec ma honte & je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire & n’ayant osé rien acheter.

J’entrerois dans les plus insipides détails, si je suivois dans l’emploi de mon argent, soit par moi soit par d’autres, l’embarras, la honte, la répugnance, les inconvéniens, les dégoûts de toute espece que j’ai toujours éprouvés. À mesure qu’avançant dans ma vie le lecteur prendra connoissance de mon humeur, il sentira tout cela sans que je m’appesantisse à le lui dire.

Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prétendues contradictions ; celle d’allier une avarice presque sordide avec le plus grand mépris pour l’argent. C’est un meuble pour