Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/58

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au lieu qu’entre la chose même & sa jouissance il n’y en a point. Je vois la chose, elle me tente ; si je ne vois que le moyen de l’acquérir, il ne me tente pas. J’ai donc été fripon & quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me tentent & que j’aime mieux prendre que demander. Mais, petit ou grand, je ne me souviens pas d’avoir pris de ma vie un liard à personne ; hors une seule fois, il n’y a pas quinze ans, que je volai sept livres dix sous. L’aventure vaut la peine d’être contée ; car il s’y trouve un concours impayable d’effronterie & de bêtise, que j’aurois peine moi-même à croire s’il regardoit un autre que moi.

C’étoit à Paris. Je me promenois avec M. de Francueil au Palais-Royal, sur les cinq heures. Il tire sa montre, la regarde & me dit ; allons à l’Opéra : je le veux bien ; nous allons. Il prend deux billets d’amphithéâtre, m’en donne un, & passe le premier avec l’autre ; je le suis, il entre. En entrant après lui, je trouve la porte embarrassée. Je regarde ; je vois tout le monde debout, je juge que je pourrois bien me perdre dans cette foule, ou du moins laisser supposer à M. de Francueil que j’y suis perdu. Je sors, je reprends ma contre-marque, puis mon argent & je m’en vais, sans songer qu’à peine avois-je atteint la porte que tout le monde étoit assis, & qu’alors M. de Francueil voyoit clairement que je n’y étois plus.

Comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon humeur que ce trait-là, je le note, pour montrer qu’il y a des momens d’une espece de délire, où il ne faut point juger des hommes par leurs actions. Ce n’étoit pas précisément voler