Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t12.djvu/171

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être dans les loix naturelles & politiques qu’en les considérant par abstraction. Dans un gouvernement particulier que tant d’élémens divers composent, cette évidence disparoît nécessairement. Car la science du gouvernement n’est qu’une science de combinaisons, d’applications & d’exceptions, selon les tems, les lieux, les circonstances. Jamais le public ne peut voir avec évidence les rapports & le jeu de tout cela. Et, de grace, qu’arrivera-t-il, que deviendront vos droits sacrés de propriété dans de grands dangers, dans des calamités extraordinaires, quand vos valeurs disponibles ne suffiront plus, & que le salus populi suprema lex esto sera prononcé par le Despote ?

Mais supposons toute cette théorie des loix naturelles toujours parfaitement évidente, même dans ses applications, & d’une clarté qui se proportionne à tous les yeux ; comment des philosophes qui connoissent le cœur humain, peuvent-ils donner à cette évidence tant d’autorité sur les actions des hommes, comme s’ils ignoroient que chacun se conduit très-rarement par ses lumieres & très-fréquemment par ses passions. On prouve que le plus véritable intérêt du Despote est de gouverner légalement ; cela est reconnu de tous les tems : mais qui est-ce qui se conduit sur ses plus vrais intérêts ? Le sage seul, s’il existe. Vous faites donc, Messieurs, de vos Despotes autant de sages. Presque tous les hommes connoissent leurs vrais intérêts, & ne les suivent pas mieux pour cela. Le prodigue qui mange ses capitaux sait parfaitement qu’il se ruine, & n’en va pas moins son train ; de quoi sert que la raison nous éclaire quand la passion nous conduit ?