Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t15.djvu/15

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L’expérience confirme ces conjectures : si ce premier état eût été celui de la vertu & du bonheur, comment eût-il changé ? S’il n’y avoit ni fraudes ni violences d’où naquit l’idée des loix & des murailles ? Si les hommes ont été libres & égaux, comment ont-ils cessé de l’être ? La violence seule a pu changer leur condition, ou en les assujettissant, ou en les mettant dans la nécessité de se réunir sous des chefs pour lui résister : s’il y a eu un âge d’or, c’est un beau songe qui a duré bien peu d’instans, & qui ne devoir pas durer davantage : en quelque état que l’on suppose les hommes, jamais les mœurs n’ont pu leur tenir lieu de loix : c’est une folie de prétendre qu’elles puissent jamais être assez pures pour assoupir toutes les passions, ou assez puissantes pour les soumettre : j’ajouterai que mon opinion a pour elle l’autorité du monument historique le plus ancien & le plus respectable, quand même il ne seroit pas divin.*

[*On m’accuse d’avoir avancé que les hommes sont méchans par leur nature, ce que je n’ai jamais pensé, & ce que je ne crois pas avoir dit ; j’ai supposé seulement qu’ils étoient sujets à des passions, & que ces passions devoient produire de grands désordres, lorsqu’il n’y avoit point de loix pour leur imposer un frein : mon adversaire pense bien différemment ; toute société, tout Gouvernement lui paroît une source de vices : la propriété des héritages est qualifiée d’affreuse ; la distinction des maîtres & des esclaves ne produit, selon lui, que des hommes cruels & brutaux, fripons & menteurs ; l’inégalité des biens forme des hommes abominables ; une dépendance mutuelle nous force tous à devenir fourbes, jaloux & traîtres : mais s’il n’a jamais été de société, & s’il n’en peut jamais être, sans ces distinctions & cette dépendance ? cause nécessaire de tant de crimes, il me reste à lui demander où est la vertu ? Combattroit-il pour une Dame imaginaire ? N’auroit-elle existé que dans cet âge d’or, qui lui inspire une foi si vive, ou parmi les peuples de la Nigritie pour lesquels il paroît ressentir la plus tendre prédilection ? ]