Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/118

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arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnoient presque aucune ombre ; & souvent, rendu de chaleur & de fatigue, je m’étendois par terre, n’en pouvant plus. Je m’avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France ; & tout en marchant & le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante : Si le progrès des sciences & des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ?

À l’instant de cette lecture je vis un autre univers & je devins un autre homme. Quoique j’aye un souvenir vif de l’impression que j’en reçus, les détails m’en sont échappés depuis que je les ai déposés dans une de mes quatre lettres à M. de Malesherbes. C’est une des singularités de ma mémoire qui mérite d’être dite. Quand elle me sert, ce n’est qu’autant que je me suis reposé sur elle : sitôt que j’en confie le dépôt au papier, elle m’abandonne ; & dès qu’une fois j’ai écrit une chose, je ne m’en souviens plus du tout. Cette singularité me suit jusque dans la musique. Avant de l’apprendre, je savois par cœur des multitudes de chansons : sitôt que j’ai sçu chanter des airs notés, je n’en ai pu retenir aucun & je doute que de ceux que j’ai le plus aimés, j’en puisse aujourd’hui redire un seul tout entier.

Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c’est qu’arrivant à Vincennes, j’étois dans une agitation qui tenoit du délire. Diderot l’apperçut ; je lui en dis la cause & je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite