Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/88

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je fus frappé de son maintien modeste & plus encore de son regard vif & doux, qui pour moi n’eut jamais son semblable. La table étoit composée, outre M. de Bonnefond, de plusieurs abbés irlandais, gascons & autres gens de pareille étoffe. Notre hôtesse elle-même avoit rôti le balai : il n’y avoit là que moi seul qui parlât & se comportât décemment. On agaça la petite ; je pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n’aurois eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m’en auroient donné. J’ai toujours aimé l’honnêteté dans les manières & dans les propos, sur-tout avec le sexe. Je devins hautement son champion. Je la vis sensible à mes soins, & ses regards animés par la reconnoissance qu’elle n’osoit exprimer de bouche, n’en devenoient que plus pénétrans.

Elle étoit très timide ; je l’étois aussi. La liaison, que cette disposition commune sembloit éloigner, se fit pourtant très rapidement. L’hôtesse, qui s’en apperçut, devint furieuse ; & ses brutalités avancèrent encore mes affaires auprès de la petite, qui, n’ayant que moi seul d’appui dans la maison, me voyoit sortir avec peine & soupiroit après le retour de son protecteur. Le rapport de nos cœurs, le concours de nos dispositions eut bientôt son effet ordinaire. Elle crut voir en moi un honnête homme ; elle ne se trompa pas. Je crus voir en elle une fille sensible, simple & sans coquetterie ; je ne me trompai pas non plus. Je lui déclarai d’avance que je ne l’abandonnerois ni ne l’épouserois jamais. L’amour, l’estime, la sincérité naive furent les ministres de mon