Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/342

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Je ne te rappellerai point tous ces argumens subtils que tu m’as toi-même appris à mépriser, qui remplissent tant de livres & n’ont jamais fait un honnête homme. Ah ! ces tristes raisonneurs ! quels doux ravissemens leurs cœurs n’ont jamais sentis ni donnés ! Laisse, mon ami, ces vains moralistes & rentre au fond de ton ame : c’est là que tu retrouveras toujours la source de ce feu sacré qui nous embrasa tant de fois de l’amour des sublimes vertus ; c’est là que tu verras ce simulacre éternel du vrai beau dont la contemplation nous anime d’un saint enthousiasme & que nos passions souillent sans cesse sans pouvoir jamais l’effacer [1]. Souviens-toi des larmes délicieuses qui couloient de nos yeux, des palpitations qui suffoquoient nos cœurs agités, des transports qui nous élevoient au-dessus de nous-mêmes, au récit de ces vies héroiques qui rendent le vice inexcusable & font l’honneur de l’humanité. Veux-tu savoir laquelle est vraiment désirable, de la fortune ou de la vertu ? Songe à celle que le cœur préfere quand son choix est impartial ; songe où l’intérêt nous porte en lisant l’histoire. T’avisas-tu jamais de désirer les trésors de Crésus, ni la gloire de César, ni le pouvoir de Néron, ni les plaisirs d’Héliogabale ? Pourquoi, s’ils étoient heureux, tes désirs ne te mettoient-ils pas à leur place ? C’est qu’ils ne l’étoient point & tu le sentois bien ; c’est qu’ils étoient vils & méprisables & qu’un méchant heureux ne fait envie à personne. Quels hommes contemplois-tu

  1. La véritable philosophie des amans est celle de Platon ; durant le charme ils n’en ont jamais d’autre. Un homme ému ne peut quitter ce philosophe ; un lecteur froid ne peut le souffrir.