des la premiere vue [1]. Je crus voir sur votre visage les traits de l’ame qu’il faloit à la mienne. Il me sembla que mes sens ne servoient que d’organe à des sentimens plus nobles ; & j’aimai dans vous moins ce que j’y voyois que ce que je croyois sentir en moi-même. Il n’y a pas deux mois que je pensois encore ne m’être pas trompée ; l’aveugle amour, me disois-je, avoit raison ; nous étions faits l’un pour l’autre ; je serois à lui si l’ordre humain n’eût troublé les rapports de la nature ; & s’il étoit permis à quelqu’’un d’être heureux, nous aurions dû l’être ensemble.
Mes sentimens nous furent communs ; ils m’auraient abusée si je les eusse éprouvés seule. L’amour que j’ai connu ne peut noître que d’une convenance réciproque, & d’un accord des âmes. On n’aime point si l’on n’est aimé, du moins on n’aime pas longtemps. Ces passions sans retour qui font, dit-on, tant de malheureux, ne sons fondées que sur les sens : si quelques-unes pénetrent jusqu’à l’ame, c’est par des rapports faux dont on est bientôt détrompé. L’amour sensuel ne peut se passer de la possession, & s’éteint par elle. Le véritable amour ne peut se passer du cœur, & dure autant que les rapports qui l’ont fait naître [2]. Tel fut le nôtre en commençant ; tel il sera, j’espere, jusqu’à la fin de nos jours, quand nous l’aurons mieux ordonné. Je vis, je sentis que
- ↑ M. Richardson se moque beaucoup de ces attachemens nés de la premiere vue, & fondés sur des conformités indefinissables. C’est fort bien fait de s’en moquer, mais comme il n’en existe que trop de cette espece, au lieu de s’amuser à les nier, ne seroit pas mieux de nous apprendre à les vaincre ?
- ↑ Quand ces rapports sont chimériques, il dure autant que l’illusion qui nous les fait imaginer.