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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/560

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depuis que je vis avec lui. Tel il m’a paru le premier jour, tel il me paraît le dernier sans aucune altération ; ce qui me fait espérer que je l’ai bien vu, & qu’il ne me reste plus rien à découvrir ; car je n’imagine pas qu’il pût se montrer autrement sans y perdre.

Sur ce tableau, vous pouvez d’avance vous répondre à vous-même ; & il faudroit me mépriser beaucoup pour ne pas me croire heureuse avec tant de sujet de l’être [1]. Ce qui m’a long-tems abusée, & qui peut-être vous abuse encore, c’est la pensée que l’amour est nécessaire pour former un heureux mariage. Mon ami, c’est une erreur ; l’honnêteté, la vertu, de certaines convenances, moins de conditions, & d’âges que de caracteres, & d’humeurs, suffisent entre deux époux ; ce qui n’empêche point qu’il ne résulte de cette union un attachement tres tendre qui, pour n’être pas précisément de l’amour, n’en est pas moins doux, & n’en est que plus durable. L’amour est accompagné d’une inquiétude continuelle de jalousie ou de privation, peu convenable au mariage, qui est un état de jouissance, & de paix. On ne s’épouse point pour penser uniquement l’un à l’autre, mais pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner prudemment la maison, bien élever ses enfants. Les amans ne voyent jamais qu’eux, ne s’occupent incessamment que d’eux, & la seule chose qu’ils sachent faire est de s’aimer. Ce n’est pas assez pour des époux, qui ont tant d’autres soins à remplir.

  1. Apparemment qu’elle n’avoit pas découvert encore le fatal secret qui la tourmenta si sort la suite, ou qu’elle ne vouloit pas alors le confier à son ami.