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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/273

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Que produit donc dans les enfans cette émancipation de parole avant l’âge de parler & ce droit de soumettre effrontément les hommes à leur interrogatoire ? De petits questionneurs babillards, qui questionnent moins pour s’instruire que pour importuner, pour occuper d’eux tout le monde & qui prennent encore plus de goût à ce babil par l’embarras où ils s’apperçoivent que jettent quelquefois leurs questions indiscretes, en sorte que chacun est inquiet aussi-tôt qu’ils ouvrent la bouche. Ce n’est pas tant un moyen de les instruire que de les rendre étourdis & vains ; inconvénient plus grand à mon avis que l’avantage qu’ils acquierent par là n’est utile ; car par degrés l’ignorance diminue, mais la vanité ne fait jamais qu’augmenter.

Le pis qui pût arriver de cette réserve trop prolongée seroit que mon fils en âge de raison eût la conversation moins légere, le propos moins vif & moins abondant ; & en considérant combien cette habitude de passer sa vie à dire des riens rétrécit l’esprit je regarderois plutôt cette heureuse stérilité comme un bien que comme un mal. Les gens oisifs toujours ennuyés d’eux-mêmes s’efforcent de donner un grand prix à l’art de les amuser & l’on diroit que le savoir-vivre consiste à ne dire que de vaines paroles, comme à ne faire que des dons inutiles : mais la société humaine a un objet plus noble & ses vrais plaisirs ont plus de solidité. L’organe de la vérité, le plus digne organe de l’homme, le seul dont l’usage le distingue des animaux, ne lui a point été donné pour n’en pas tirer un meilleur parti qu’ils ne font de leurs cris. Il se dégrade au-dessous d’eux quand il parle pour