Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/422

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que je l’ignorais encore : je me perdis sans croire m’être égaré. Durant le vent j’étois au Ciel ou dans les abîmes ; le calme vient, je ne sais plus où je suis. Au contraire, je vois, je sens mon trouble auprès d’elle & me le figure plus grand qu’il n’est ; j’éprouve des transports passagers & sans suite ; je m’emporte un moment & suis paisible un moment après : l’onde tourmente en vain le vaisseau, le vent n’enfle point les voiles ; mon cœur, content de ses charmes, ne leur prête point son illusion ; je la vois plus belle que je ne l’imagine & je la redoute plus de près que de loin : c’est presque l’effet contraire à celui qui me vient de vous & j’éprouvais constamment l’un & l’autre à Clarens.

Depuis mon départ il est vrai qu’elle se présente à moi quelquefois avec plus d’empire. Malheureusement il m’est difficile de la voir seule. Enfin je la vois & c’est bien assez ; elle ne m’a pas laissé de l’amour, mais de l’inquiétude.

Voilà fidelement ce que je suis pour l’une & pour l’autre. Tout le reste de votre sexe ne m’est plus rien ; mes longues peines me l’ont fait oublier :

E fornito’l mio tempo a mezzo gli anni. [1]


Le malheur m’a tenu lieu de force pour vaincre la nature, & triompher des tentations. On a peu de désirs quand on souffre ; & vous m’avez appris à les éteindre en leur résistant. Une grande passion malheureuse est un grand moyen de sagesse. Mon cœur est devenu, pour ainsi dire, l’organe

  1. (a) Ma carriere est finie au milieu de mes ans.