Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/502

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qu’il faloit toujours avertir quand elle devoit venir manger à notre table, vint ce soir-là sans se faire appeler. Julie s’en aperçut & sourit. Oui, mon enfant, lui dit-elle, soupe encore avec moi ce soir ; tu auras plus long-tems ton mari que ta maîtresse. Puis elle me dit : Je n’ai pas besoin de vous recommander Claude Anet. Non, repris-je ; tout ce que vous avez honoré de votre bienveillance n’a pas besoin de m’être recommandé.

Le souper fut encore plus agréable que je ne m’y étois attendu. Julie, voyant qu’elle pouvoit soutenir la lumiere, fit approcher la table & ce qui sembloit inconcevable dans l’état où elle était, elle eut appétit. Le médecin, qui ne voyoit plus d’inconvénient à la satisfaire, lui offrit un blanc de poulet : Non, dit-elle ; mais je mangerois bien de cette Ferra [1]. On lui en donna un petit morceau ; elle le mangea avec un peu de pain, & le trouva bon. Pendant qu’elle mangeait, il faloit voir Madame d’Orbe la regarder ; il faloit le voir, car cela ne peut se dire. Loin que ce qu’elle avoit mangé lui fît mal, elle en parut mieux le reste du souper. Elle se trouva même de si bonne humeur, qu’elle s’avisa de remarquer, par forme de reproche, qu’il y avoit long-tems que je n’avois bu de vin étranger. Donnez, dit-elle, une bouteille de vin d’Espagne à ces messieurs. À la contenance du médecin, elle vit qu’il s’attendoit à boire de vrai vin d’Espagne & sourit encore en regardant sa cousine. J’aperçus aussi que, sans faire attention à tout cela, Claire, de son côté, commençoit de tems

  1. Excellent poisson particulier au lac de Geneve & qu’on n’y trouve qu’en certain tems.