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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/59

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froideur qu’il a vis-à-vis de moi. Moins il me témoigne d’amitié, plus il m’en inspire ; je ne saurais vous dire combien je craignais d’en être caressé. C’étoit la premiere épreuve que je lui destinais. Il doit s’en présenter une seconde [1] sur laquelle je l’observerai ; après quoi je ne l’observerai plus. Pour celle-ci, lui dis-je, elle ne prouve autre chose que la franchise de son caractere ; car jamais il ne peut se résoudre autrefois à prendre un air soumis & complaisant avec mon pere, quoiqu’il y eût un si grand intérêt & que je l’en eusse instamment prié. Je vis avec douleur qu’il s’ôtoit cette unique ressource & ne pus lui savoir mauvais gré de ne pouvoir être faux en rien.Le cas est bien différent, reprit mon mari ; il y a entre votre pere & lui une antipathie naturelle fondée sur l’opposition de leurs maximes. Quant à moi, qui n’ai ni systemes ni préjugés, je suis sûr qu’il ne me hait point naturellement. Aucun homme ne me hait ; un homme sans passion ne peut inspirer d’aversion à personne ; mais je lui ai ravi son bien, il ne me le pardonnera pas sitôt. Il ne m’en aimera que plus tendrement, quand il sera parfaitement convaincu que le mal que je lui ai fait ne m’empêche pas de le voir de bon œil. S’il me caressoit à présent, il seroit un fourbe ; s’il ne me caressoit jamais, il seroit un monstre.

Voilà, ma Claire, à quoi nous en sommes ; & je commence à croire que le Ciel bénira la droiture de nos cœurs & les intentions bienfaisantes de mon mari. Mais je suis

  1. La lettre où il étoit question de cette seconde épreuve a été supprimée ; mais j’aurai soin d’en parler dans l’occasion.