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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/107

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besoin. Ce n’est que dans cet état primitif que l’équilibre du pouvoir & du desir se rencontre, & que l’homme n’est pas malheureux. Sitôt que ses facultés virtuelles se mettent en action, l’imagination, la plus active de toutes, s’éveille & les devance. C’est l’imagination qui étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien, soit en mal, & qui par conséquent, excite & nourrit les desirs par l’espoir de les satisfaire. Mais l’objet qui paroissoit d’abord sous la main fuit plus vite qu’on ne peut le poursuivre ; quand on croit l’atteindre, il se transforme & se montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays déjà parcouru, nous le comptons pour rien ; celui qui reste à parcourir s’aggrandit, s’étend sans cesse : ainsi l’on s’épuise sans arriver au terme ; & plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s’éloigne de nous.

Au contraire, plus l’homme est resté près de sa condition naturelle, plus la différence de ses facultés à ses desirs est petite, & moins par conséquent il est éloigné d’être heureux. Il n’est jamais moins misérable que quand il paroit dépourvu de tout : car la misere ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s’en fait sentir.

Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini : ne pouvant élargir l’un, rétrécissons l’autre ; car c’est de leur seule différence que naissent toutes les peines qui nous rendent vraiment malheureux. Ôtez la force, la santé, le bon témoignage de soi, tous les biens de cette vie sont dans l’opinion ; ôtez les douleurs du corps & les remords