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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/173

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S’il n’y a point de science de mots, il n’y a point d’étude propre aux enfans. S’ils n’ont pas de vraies idées, ils n’ont point de véritable mémoire ; car je n’appelle pas ainsi celle qui ne retient que des sensations. Que sert d’inscrire dans leur tête un catalogue de signes qui ne représentent rien pour eux ? En apprenant les choses n’apprendront-ils pas les signes ? Pourquoi leur donner la peine inutile de les apprendre deux fois ? & cependant quels dangereux préjugés ne commence-t-on pas à leur inspirer, en leur faisant prendre pour de la science des mots qui n’ont aucun sens pour eux. C’est du premier mot dont l’enfant se paye, c’est de la premiere chose qu’il apprend sur la parole d’autrui, sans en voir l’utilité lui-même, que son jugement est perdu : il aura long-tems à briller aux yeux des sots, avant qu’il répare une telle perte [1].

Non, si la nature donne au cerveau d’un enfant cette souplesse qui le rend propre à recevoir toutes sortes d’impres-

  1. (15) La plupart des Savans le sont à la maniere des enfants. La vaste érudition résulte moins d’une multitude d’idées que d’une multitude d’images. Les dates, les noms propres, les lieux, tous les objets isolés ou dénués d’idées se retiennent uniquement par la mémoire des signes, & rarement se rappelle-t-on quelqu’une de ces choses sans voir en même-tems le recto ou le verso de la page où on l’a lue, ou la figure sous laquelle on la vit la premiere fois. Telle étoit à peu près la science à la mode des siecles derniers ;. celle de notre siecle est autre chose. On n’étudie plus, on n’observe plus, on rêve, & l’on nous donne gravement pour de la Philosophie les rêves de quelques mauvaises nuits. On me dira que je rêve aussi ; j’en conviens : mais, ce que les autres n’ont garde de faire, je donne mes rêves pour des rêves, laissant chercher au lecteur s’ils ont quelque chose d’utile aux gens éveillés.