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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/257

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mes [1]. La premiere fois qu’un Sauvage boit du vin, il fait la grimace & le rejette, & même parmi nous, quiconque a vécu jusqu’à vingt ans sans goûter de liqueurs fermentées, ne peut plus s’y accoutumer ; nous serions tous abstêmes si l’on ne nous eut donné du vin dans nos jeunes ans. Enfin, plus nos goûts sont simples, plus ils sont universels ; les répugnances les plus communes tombent sur des mets composés. Vit-on jamais personne avoir en dégoût l’eau ni le pain ? Voilà la trace de la nature, voilà donc aussi notre regle. Conservons à l’enfant son goût primitif le plus qu’il est possible ; que sa nourriture soit commune & simple, que son palais ne se familiarise qu’à des saveurs peu relevées, & ne se forme point un goût exclusif.

Je n’examine pas ici si cette maniere de vivre est plus saine ou non, ce n’est pas ainsi que je l’envisage. Il me suffit de savoir, pour la préférer, que c’est la plus conforme à la nature, & celle qui peut le plus aisément se plier à tout autre. Ceux disent qu’il faut accoutumer les enfans aux alimens dont ils useront étant grands, ne raisonnent pas bien, ce me semble. Pourquoi leur nourriture doit-elle être la même, tandis que leur maniere de vivre est si différente ? Un homme épuisé de travail, de soucis, de peines, a besoin d’alimens succulens qui lui portent de nouveaux esprits au cerveau ; un enfant qui vient de s’ébattre, & dont le corps croît, a besoin d’une nourriture abondante qui lui fasse beaucoup de chyle. D’ailleurs l’homme-fait a déjà son état, son

  1. (25) Voyez l’Arcadie de Pausanias ; voyez aussi le morceau de Plutarque, transcrit ci-après.