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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/264

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soit nuls bons fruits ; nous n’avions nuls instruments de labourage, nous ignorions l’art de nous en servir, & le tems de la moisson ne venoit jamais pour qui n’avoit rien semé. Ainsi la faim ne nous quittoit point. L’hiver, la mousse et l’écorce des arbres étoient nos mets ordinaires. Quelques racines vertes de chiendent & de bruyere étoient pour nous un régal ; & quand les hommes avoient pu trouver des feines, des noix & du gland, ils en dansoient de joie autour d’un chêne ou d’un hêtre au son de quelque chanson rustique, appellant la terre leur nourrice & leur mere ; c’étoit là leur seule fête, c’étoient leurs uniques jeux : tout le reste de la vie humaine n’étoit que douleur, peine & misere.

” Enfin, quand la terre dépouillée & nue ne nous offroit plus rien, forcés d’outrager la nature pour nous conserver, nous mangeâmes les compagnons de notre misere plutôt que de périr avec eux. Mais vous, hommes cruels, qui vous force à verser du sang ? Voyez quelle affluence de biens vous environne ! Combien de fruits vous produit la terre ! Que de richesses vous donnent les champs & les vignes ! Que d’animaux vous offrent leur lait pour vous nourrir, & leur toison pour vous habiller ! Que leur demandez-vous de plus, & quelle rage vous porte à commettre tant de meurtres, rassasiés de biens & regorgeant de vivres ? Pourquoi mentez-vous contre notre mere en l’accusant de ne pouvoir vous nourrir ? Pourquoi péchez-vous contre Cerès, inventrice des saintes Loix, & contre le gracieux Bacchus, consolateur des hommes, comme si