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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/263

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Comment ne fut-il pas dégoûté, repoussé, saisi d’horreur, quand il vint à manier l’ordure de ces blessures, à nettoyer le sang noir & figé qui les couvroit ?

” Les peaux rampoient sur la terre écorchées ;
Les chairs au feu mugissoient embrochées ;
L’homme ne put les manger sans frémir,
Et dans son sein les entendit gémir.

“ Voilà ce qu’il dut imaginer & sentir la premiere fois qu’il surmonta la nature pour faire cet horrible repas, la premiere fois qu’il eut faim d’une bête en vie, qu’il voulut se nourrir d’un animal qui paissoit encore, & qu’il dit comment il fallait égorger, dépecer, cuire la brebis qui lui léchoit les mains. C’est de ceux qui commencerent ces cruels festins, & non de ceux qui les quittent, qu’on a lieu de s’étonner : encore ces premiers-là pourroient-ils justifier leur barbarie par des excuses qui manquent à la nôtre, & dont le défaut nous rend cent fois plus barbares qu’eux.

” Mortels bien-aimés des Dieux, nous diroient ces premiers hommes, comparez les tems ; voyez combien vous êtes heureux & combien nous étions misérables ! La terre nouvellement formée & l’air chargé de vapeurs étoient encore indociles à l’ordre des saisons ; le cours incertain des rivieres dégradoit leurs rives de toutes parts : des étangs, des lacs, de profonds marécages inondoient les trois quarts de la surface du monde, l’autre quart étoit couvert de bois & de forêts stériles. La terre ne produi-