Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/326

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pas, j’en conviens, celui de l’homme social ; vraisemblablement il ne doit pas être celui d’émile : mais c’est sur ce même état qu’il doit apprécier tous les autres. Le plus sûr moyen de s’élever au-dessus des préjugés & d’ordonner ses jugements sur les vrais rapports des choses, est de se mettre à la place d’un homme isolé, & de juger de tout comme cet homme en doit juger lui-même, eu égard à sa propre utilité.

Ce roman, débarrassé de tout son fatras, commençant au naufrage de Robinson près de son île, & finissant à l’arrivée du vaisseau qui vient l’en tirer, sera tout à la fois l’amusement & l’instruction d’émile durant l’époque dont il est ici question. Je veux que la tête lui en tourne, qu’il s occupe sans cesse de son château, de ses chèvres, de ses plantations ; qu’il apprenne en détail, non dans des livres, mais sur les choses, tout ce qu’il faut savoir en pareil cas ; qu’il pense être Robinson lui-même ; qu’il se voie habillée peaux, portant un grand bonnet, un grand sabre, tout le grotesque équipage de la figure, au parasol près, dont il n’aura pas besoin. Je veux qu’il s’inquiète des mesures à prendre, si ceci ou cela venoit à lui manquer, qu’il examine la conduite de son héros, qu’il cherche s’il n’a rien omis, s’il n’y avait rien de mieux à faire ; qu’il marque attentivement ses fautes, & qu’il en profite pour n’y pas tomber lui-même en pareil cas ; car ne doutez point qu’il ne projette d’aller faire un établissement semblable, c’est le vrai château en Espagne de cet heureux âge, ou l’on ne connoît d’autre bonheur que le nécessaire & la liberté.