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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/367

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seul moyen d’éviter l’erreur est l’ignorance. Ne jugez point, vous ne vous abuserez jamais. C’est la leçon de la Nature aussi-bien que de la raison. Hors les rapports immédiats en très-petit nombre & très-sensibles que les choses ont avec nous, nous n’avons naturellement qu’une profonde indifférence pour tout le reste. Un Sauvage ne tourneroit pas le pied pour aller voir le jeu de la plus belle machine, & tous les prodiges de l’électricité. Que m’importe ? est le mot le plus familier à l’ignorant, et le plus convenable au sage.

Mais malheureusement ce mot ne nous va plus. Tout nous importe depuis que nous sommes dépendans de tout ; & notre curiosité s’étend nécessairement avec nos besoins. Voilà pourquoi j’en donne une très-grande au Philosophe & n’en donne point au Sauvage. Celui-ci n’a besoin de personne ; l’autre a besoin de tout le monde, & sur-tout d’admirateurs.

On me dira que je sors de la Nature ; je n’en crois rien. Elle choisit ses instrumens et les regle, non sur l’opinion, mais sur le besoin. Or les besoins changent selon la situation des hommes. Il y a bien de la différence entre l’homme naturel vivant dans l’état de Nature & l’homme naturel vivant dans l’état de société. Émile n’est pas un sauvage à reléguer dans les déserts ; c’est un sauvage fait pour habiter les villes. Il faut qu’il sache y trouver son nécessaire, tirer parti de leurs habitans, & vivre, sinon comme eux, du moins avec eux.

Puisqu’au milieu de tant de rapports nouveaux, dont il va dépendre, il faudra malgré lui qu’il juge, apprenons-lui donc à bien juger.

La meilleure maniere d’apprendre à bien juger, est celle