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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/398

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voilà de quoi nul mortel n’est exempt. Commencez donc par étudier, de la nature humaine, ce qui en est le plus inséparable, ce qui constitue le mieux l’humanité.

À seize ans l’adolescent sait ce que c’est que souffrir, car il a souffert lui-même : mais à peine sait-il que d’autres êtres souffrent aussi : le voir sans le sentir, n’est pas le savoir, & comme je l’ai dit cent fois, l’enfant n’imaginant point ce que sentent les autres, ne connoit de maux que les siens ; mais quand le premier développement des sens allume en lui le feu de l’imagination, il commence à se sentir dans ses semblables, à s’émouvoir de leurs plaintes, & à souffrir de leurs douleurs. C’est alors que le triste tableau de l’humanité souffrante doit porter à son cœur le premier attendrissement qu’il ait jamais éprouvé.

Si ce moment n’est pas facile à remarquer dans vos enfans, à qui vous en prenez-vous ? Vous les instruisez de si bonne heure à jouer le sentiment, vous leur en apprenez sitôt le langage, que parlant toujours sur le même ton, ils tournent vos leçons contre vous-même, & ne vous laissent nul moyen de distinguer quand, cessant de mentir, ils commencent à sentir ce qu’ils disent. Mais voyez mon Émile ; à l’âge où je l’ai conduit, il n’a ni senti ni menti. Avant de savoir ce que c’est qu’aimer, il n’a dit à personne : je vous aime bien ; on ne lui a point prescrit la contenance qu’il devoit prendre en entrant dans la chambre de son pere, de sa mere ou de son gouverneur malade ; on ne lui a point montré l’art d’affecter la tristesse qu’il n’avoit pas. Il n’a feint de pleurer sur la mort de personne ; car il ne sait ce que c’est que mourir. La même