Aller au contenu

Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/412

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la haine y naissent avec eux ; toutes les passions dévorantes y prennent à la fois leur essor : il en porte l’agitation dans le tumulte du monde ; il la rapporte avec lui tous les soirs ; il rentre mécontent de lui & des autres : il s’endort plein de mille vains projets, troublé de mille fantaisies ; & son orgueil lui peint jusques dans ses songes les chimériques biens dont le desir le tourmente, & qu’il ne possédera de sa vie. Voilà votre Éleve ; voyons le mien.

Si le premier spectacle qui le frappe est un objet de tristesse, le premier retour sur lui-même est un sentiment de plaisir. En voyant de combien de maux il est exempt, il se sent plus heureux qu’il ne pensoit l’être. Il partage les peines de ses semblables ; mais ce partage est volontaire & doux. Il jouit à la fois de la pitié qu’il a pour leurs maux, & du bonheur qui l’en exempte ; il se sent dans cet état de force qui nous étend au-delà de nous, & nous fait porter ailleurs l’activité superflue à notre bien-être. Pour plaindre le mal d’autrui, sans doute il faut le connoître, mais il ne faut pas le sentir. Quand on a souffert, ou qu’on craint de souffrir, on plaint ceux qui souffrent ; mais tandis qu’on souffre, on ne plaint que soi. Or si, tous étant assujettis aux miseres de la vie, nul n’accorde aux autres que la sensibilité dont il n’a pas actuellement besoin pour lui-même, il s’ensuit que la commisération doit être un sentiment très-doux, puisqu’elle dépose en notre faveur, & qu’au contraire un homme dur est toujours malheureux, puisque l’état de son cœur ne lui laisse aucune sensibilité surabondante, qu’il puisse accorder aux peines d’autrui.