Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/445

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de son bonheur. Il se dira : je suis sage, et les hommes sont fous. En les plaignant il les méprisera, en se félicitant il s’estimera davantage &, se sentant plus heureux qu’eux, il se croira plus digne de l’être. Voilà l’erreur la plus à craindre, parce qu’elle est la plus difficile à détruire. S’il restoit dans cet état il auroit peu gagné à tous nos soins : & s’il faloit opter, je ne sais si je n’aimerois pas mieux encore l’illusion des préjugés que celle de l’orgueil.

Les grands hommes ne s’abusent point sur leur supériorité ; ils la voient, la sentent, et n’en sont pas moins modestes. Plus ils ont, plus ils connoissent tout ce qui leur manque. Ils sont moins vains de leur élévation sur nous qu’humiliés du sentiment de leur misère ; &, dans les biens exclusifs qu’ils possèdent, ils sont trop sensés pour tirer vanité d’un don qu’ils ne se sont pas fait. L’homme de bien peu ! être fier de sa vertu, parce qu’elle est à lui ; mais de quoi l’homme d’esprit est-il fier ? Qu’a fait Racine, pour n’être pas Pradon ? Qu’a fait Boileau, pour n’être pas Cotin ?

Ici c’est tout autre chose encore. Restons toujours dans l’ordre commun. Je n’ai supposé dans mon élève ni un génie transcendant, ni un entendement bouché. Je l’ai choisi parmi les esprits vulgaires pour montrer ce que peut l’éducation sur l’homme. Tous les cas rares sont hors des règles. Quand donc, en conséquence de mes soins, Émile préfère sa manière d’être, de voir, de sentir, à celle des autres hommes, Émile a raison. Mais quand il se croit pour cela d’une nature plus excellente, & plus heureusement né qu’eux, Émile a tort : il se trompe, il faut le détromper, ou plutôt