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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/454

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tives, & qu’après, sans la moindre expérience, ils sont tout d’un coup jettés dans le monde & dans les affaires, je trouve qu’on ne choque pas moins la raison que la Nature, & je ne suis plus surpris que si peu de gens sachent se conduire. Par quel bizarre tour d’esprit nous apprend-on tant de choses inutiles, tandis que l’art d’agir est compté pour rien ? On prétend nous former pour la société, & l’on nous instruit comme si chacun de nous devoit passer sa vie à penser seul dans sa cellule, ou à traiter des sujets en l’air avec des indifférens. Vous croyez apprendre à vivre à vos enfans, en leur enseignant certaines contorsions du corps & certaines formules de paroles qui ne signifient rien. Moi aussi, j’ai appris à vivre à mon Émile, car je lui ai appris à vivre avec lui-même, & de plus, à savoir gagner son pain : mais ce n’est pas assez. Pour vivre dans le monde il faut savoir traiter avec les hommes, il faut connoître les instruments qui donnent prise sur eux ; il faut calculer l’action & réaction de l’intérêt particulier dans la société civile, & prévoir si juste les événemens, qu’on soit rarement trompé dans ses entreprises, ou qu’on ait du moins toujours pris les meilleurs moyens pour réussir. Les loix ne permettent pas aux jeunes gens de faire leurs propres affaires, & de disposer de leur propre bien ; mais que leur serviroient ces précautions, si, jusqu’à l’âge prescrit, ils ne pouvoient acquérir aucune expérience ? Ils n’auroient rien gagné d’attendre, & seroient tout aussi neufs à vingt-cinq ans qu’à quinze. Sans doute, il faut empêcher qu’un jeune homme, aveuglé par son ignorance ou trompé pas ses passions, ne se fasse du mal à lui-